Je deviens fou et injuste, se dit Julien en se frappant le front. Je suis isolé ici dans ce cachot; mais je n’ai pas vécu isolé sur la terre; j’avais la puissante idée du devoir. Le devoir que je m’étais prescrit, à tort ou à raison… a été comme le tronc d’un arbre solide auquel je m’appuyais pendant l’orage; je vacillais, j’étais agité. Après tout je n’étais qu’un homme… Mais je n’étais pas emporté.
C’est l’air humide de ce cachot qui me fait penser à l’isolement…
Et pourquoi être encore hypocrite en maudissant l’hypocrisie? Ce n’est ni la mort, ni le cachot, ni l’air humide, c’est l’absence de Mme de Rênal qui m’accable. Si, à Verrières, pour la voir, j’étais obligé de vivre des semaines entières caché dans les caves de sa maison, est-ce que je me plaindrais?
L’influence de mes contemporains l’emporte, dit-il tout haut et avec un rire amer. Parlant seul avec moi-même, à deux pas de la mort, je suis encore hypocrite… O dix-neuvième siècle!
…Un chasseur tire un coup de fusil dans une forêt, sa proie tombe, il s’élance pour la saisir. Sa chaussure heurte une fourmilière haute de deux pieds, détruit l’habitation des fourmis, sème au loin les fourmis, leurs œufs… Les plus philosophes parmi les fourmis ne pourront jamais comprendre ce corps noir, immense, effroyable: la botte du chasseur, qui tout à coup a pénétré dans leur demeure avec une incroyable rapidité, et précédée d’un bruit épouvantable, accompagné de gerbes d’un feu rougeâtre…
…Ainsi la mort, la vie, l’éternité, choses fort simples pour qui aurait les organes assez vastes pour les concevoir…
Une mouche éphémère naît à neuf heures du matin dans les grands jours d’été, pour mourir à cinq heures du soir; comment comprendrait-elle le mot nuit?
Donnez-lui cinq heures d’existence de plus, elle voit et comprend ce que c’est que la nuit.
Ainsi moi, je mourrai à vingt-trois ans. Donnez-moi cinq années de vie de plus pour vivre avec Mme de Rênal.
Et il se mit à rire comme Méphistophélès. Quelle folie de discuter ces grands problèmes!
I° Je suis hypocrite comme s’il y avait là quelqu’un pour m’écouter.
2° J’oublie de vivre et d’aimer, quand il me reste si peu de jours à vivre… Hélas! Mme de Rênal est absente; peut-être son mari ne la laissera plus revenir à Besançon, et continuer à se déshonorer.
Voilà ce qui m’isole, et non l’absence d’un Dieu juste, bon, tout-puissant, point méchant, point avide de vengeance.
Ah! s’il existait… Hélas! je tomberais à ses pieds. J’ai mérité la mort, lui dirais-je; mais, grand Dieu, Dieu bon, Dieu indulgent, rends-moi celle que j’aime!
La nuit était alors fort avancée. Après une heure ou deux d’un sommeil paisible, arriva Fouqué.
Julien se sentait fort et résolu comme l’homme qui voit clair dans son âme.
Chapitre XLV
Je ne veux pas jouer à ce pauvre abbé Chas-Bernard le mauvais tour de le faire appeler, dit-il à Fouqué; il n’en dînerait pas de trois jours. Mais tâche de me trouver un janséniste, ami de M. Pirard et inaccessible à l’intrigue.
Fouqué attendait cette ouverture avec impatience. Julien s’acquitta avec décence de tout ce qu’on doit à l’opinion, en province. Grâce à M. l’abbé de Frilair, et malgré le mauvais choix de son confesseur, Julien était dans son cachot le protégé de la congrégation; avec plus d’esprit de conduite, il eût pu s’échapper. Mais le mauvais air du cachot produisant son effet, sa raison diminuait. Il n’en fut que plus heureux au retour de Mme de Rênal.
– Mon premier devoir est envers toi, lui dit-elle en l’embrassant; je me suis sauvée de Verrières…
Julien n’avait point de petit amour-propre à son égard, il lui raconta toutes ses faiblesses. Elle fut bonne et charmante pour lui.
Le soir, à peine sortie de sa prison, elle fit venir chez sa tante le prêtre qui s’était attaché à Julien comme à une proie; comme il ne voulait que se mettre en crédit auprès des jeunes femmes appartenant à la haute société de Besançon, Mme de Rênal l’engagea facilement à aller faire une neuvaine à l’abbaye de Bray-le-Haut.
Aucune parole ne peut rendre l’excès et la folie de l’amour de Julien.
À force d’or, et en usant et abusant du crédit de sa tante, dévote célèbre et riche, Mme de Rênal obtint de le voir deux fois par jour.
À cette nouvelle, la jalousie de Mathilde s’exalta jusqu’à l’égarement. M. de Frilair lui avait avoué que tout son crédit n’allait pas jusqu’à braver toutes les convenances au point de lui faire permettre de voir son ami plus d’une fois chaque jour. Mathilde fit suivre Mme de Rênal afin de connaître ses moindres démarches. M. de Frilair épuisait toutes les ressources d’un esprit fort adroit pour lui prouver que Julien était indigne d’elle.
Au milieu de tous ces tourments elle ne l’en aimait que plus, et presque chaque jour, lui faisait une scène horrible.