Les prémices du génocide se multiplient. 500 000 machettes sont importées. Les barrages sont de plus en plus nombreux. Rackets, violence, humiliations… Rien ne peut arrêter le « Hutu Power ». Ni le gouvernement, ni l’ONU qui a envoyé une force impuissante. Et la voix des Mille Collines, toujours : «
Chaque matin, chaque soir, je prie. Sans espoir. Dans ce pays à 90 % catholique, Dieu nous a abandonnés. Cet abandon est inscrit dans la latérite rouge. Il transparaît dans la voix de l’abominable radio. «
L’avion du président hutu Juvénal Habyarimana saute.
Nul ne sait qui a fait le coup. Peut-être le front rebelle tutsi, en exil, ou les extrémistes hutu jugeant leur président trop faible. Ou encore une force étrangère, pour d’obscurs intérêts. Dans tous les cas, c’est le signal du massacre. «
À chaque barricade, les papiers d’identité sont demandés, les Tutsi identifiés, puis tués et jetés dans les fosses fraîchement creusées. En trois jours, on compte plusieurs milliers de morts dans la capitale. Les Hutu s’organisent. Ils ont un objectif à atteindre : mille morts toutes les vingt minutes !
Dans Kigali, s’élève un bruit que je n’oublierai jamais. Le bruit des machettes frottées contre la chaussée, en signe de menace, en signe de joie. Les lames crissent contre le bitume, avant de s’abattre sur les corps. Les lames ensanglantées hurlent après avoir frappé…
Les ressortissants étrangers sont évacués. À « Terres d’espoir », on décide de rester. On s’installe au Centre d’échanges culturels franco-rwandais, où les soldats français ont établi leur base. Des Tutsi viennent s’y cacher, cherchant protection, mais les soldats s’en vont déjà. Je dois expliquer aux réfugiés qu’il n’y a plus rien à faire. Je dois leur expliquer que Dieu est mort.
Je parviens à partir en reconnaissance avec les derniers Casques Bleus de Kigali — l’ONU a rappelé 90 % de ses troupes. Alors seulement, je découvre les charniers qui bloquent les routes, les ponts de cadavres aux pantalons baissés. Je sens, dans mes os, les secousses des corps qui rebondissent sous nos roues. Je vois les villages exterminés, où le sang coule par rivières. Je vois les femmes enceintes éventrées, les fœtus écrasés contre les arbres. Je vois les jeunes filles violentées — on les choisit vierges, pour ne pas attraper le sida. Elles sont d’abord forcées pour le plaisir, puis avec des bâtons, des bouteilles, qu’on casse à l’intérieur de leur vagin.
Je ne peux mettre une date précise sur ma première défaillance.
À la fin du mois de mai, peut-être, lors des opérations de nettoyage, quand on brûle les cadavres putréfiés au diesel. Ou peut-être plus tard, quand l’opération Turquoise débute, la première manœuvre humanitaire d’envergure, organisée au Rwanda sous la bannière française. Une certitude : la crise survient dans les camps de réfugiés, là où la maladie et la pourriture prolongent le génocide.
D’abord, paralysie du bras gauche. On croit à un infarctus. Mais un médecin de MSF rend son verdict : pas de cause organique à mes symptômes. Autrement dit, tout se passe dans ma tête. Rapatriement. Direction : Centre Hospitalier Sainte-Anne, à Paris.
Je ne résiste pas. Je ne peux plus parler. J’ai cru encaisser l’horreur, dépasser le sang. J’ai pensé l’avoir intégré, comme un homme parvient à vivre avec une balle au fond du cerveau. Je me suis trompé. La greffe n’a pas pris. Le rejet commence. Le rejet, c’est cette paralysie. Premier signe d’une dépression qui va me broyer tout entier.
À Sainte-Anne, j’essaie de prier. Chaque fois, je fonds en larmes. Je pleure, comme jamais je n’ai pleuré. Toute la journée. Avec un sentiment de souffrance et de soulagement mêlés. À ma douleur morale répond un apaisement physique. Presque animal.
Je remplace la prière par des pilules, ce qui me paraît achever ma destruction. Ma perception du monde, c’est ma foi. Influencer cette perception, c’est tricher avec ma conscience, donc avec Dieu. Mais ai-je encore la foi ? Je ne sens plus en moi aucune conviction, aucun frein, aucun garde-fou. Il suffirait qu’on ouvre une fenêtre devant moi pour que je saute.