Читаем Le Serment des limbes полностью

L’ENSOP, l’École Nationale Supérieure des Officiers de Police, située à Cannes-Écluse, en Seine-et-Marne, ainsi surnommée parce que chacun y porte l’uniforme. Je ne suis pas dépaysé. J’ai connu la soutane. J’arbore maintenant la vareuse bleu marine. Passé le premier cap, où les officiers-formateurs me regardent d’un sale œil — avec mes diplômes, j’aurais pu tenter Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, la « boîte à commissaires » —, mes résultats parlent pour moi.

Dans chaque matière, je décroche les meilleures notes. Droit pénal. Droit constitutionnel. Droit civil. Procédure. Sciences humaines. Aucun problème. Sans compter le sport. Athlétisme. Tir. Close-combat… Ma vie d’ascète, mon goût de la rigueur font de moi un adversaire redoutable.

Mais c’est pendant mon stage de fin d’études, sur le terrain, que ma qualité majeure se révèle : le sens de la rue. Intuition des lieux, instinct de la traque, psychologie… Et surtout : don du camouflage. Malgré ma silhouette d’asperge et mon cursus d’intellectuel, je me fonds n’importe où, adoptant le langage des voyous, faisant ami-ami avec la pire racaille.


Juin 1998.

Je sors major de ma promotion. J’ai 31 ans. Grâce à cette première place, je peux choisir en priorité mon affectation parmi les postes vacants. Quelques jours plus tard, le directeur de l’école me convoque.

— Vous avez demandé la Brigade de Répression du Proxénétisme ?

— Et alors ?

— Vous n’êtes pas intéressé par un Office central ? Le ministère de l’Intérieur ?

— Quel est le problème ?

— On m’a dit… Vous êtes catholique, non ?

— Je ne vois pas le rapport.

— Vous risquez de voir de drôles de trucs à la BRP et…

L’homme hésite puis se fend d’un sourire paternaliste :

— La BRP, j’y ai passé dix années de ma vie. C’est un univers très particulier. Je ne suis pas sûr que les dépravés qu’on y croise aient besoin d’un flic de votre valeur.

Je lui rends son sourire, inclinant mon mètre quatre-vingt-dix :

— Vous n’avez pas compris. C’est moi qui ai besoin d’eux.


Septembre 1998.

Je plonge dans les arcanes du vice. En quelques mois, j’enrichis mon vocabulaire. Coprophilie : déviation sexuelle consistant à se nourrir d’excréments. Ondinisme : pratique où le plaisir est obtenu par la vue ou le contact de l’urine. Zoophilie : je mets la main sur un stock de cassettes qui se passent de commentaires. Nécrophilie : j’organise un flag mémorable, en pleine nuit, au cimetière du Montparnasse.

Mes dons pour le camouflage se confirment. Je m’infiltre partout, copinant avec les macs, les putes, découvrant avec le sourire les perversions les plus tordues. Boîtes échangistes, clubs sadomaso, soirées spéciales… Je surprends, j’observe, j’arrête. Sans dégoût ni état d’âme. Je suis de toutes les permanences. La nuit, pour être sur le coup. Le jour, pour recueillir les témoignages des plaignants, apporter compassion aux prostituées, aux familles des victimes.

Souvent, j’enchaîne vingt-quatre heures de service d’affilée. Je conserve des vêtements de rechange dans mon bureau. Parmi mes collègues, je passe pour un drogué du boulot, un « accro », un arriviste. À ce rythme, je passerai rapidement capitaine, tout le monde le sait. Mais personne ne comprend ma vraie motivation. Ce premier cap du sexe n’est qu’une étape. Le premier cercle de l’enfer. Je veux approfondir le mal, sous toutes ses facettes, pour mieux le combattre.

D’ailleurs, comme toujours, on se trompe sur mon état d’esprit. Je suis heureux. J’observe une règle dans la règle. Sous ma peau de flic, ma vie s’articule autour des trois vœux monastiques : obéissance, pauvreté, chasteté. Auxquelles j’en ai ajouté un autre : solitude. Je porte cette discipline comme une cotte de mailles.

Chaque jour, je prie à Notre-Dame. Chaque jour, je remercie Dieu pour les résultats que j’arrache. Et le pardon qu’il m’accorde, j’en suis sûr, pour les méthodes que j’utilise. Violence. Menaces. Mensonges. Je Le remercie aussi pour l’aide que j’offre aux victimes — et le pardon aux coupables.

Ma maladie n’a pas disparu. Même en plein Paris, sur le boulevard de Strasbourg ou place Pigalle, je sursaute encore au bruit brouillé de ma radio, ou au raclement d’un cageot en fer sur un trottoir. Mais j’ai trouvé une solution d’apaisement. Je noie la violence du passé dans la violence du présent.


Septembre 1999.

Une année de boue, une année d’expériences déviantes. Le gros du boulot, ce ne sont pas les pervers, ce sont les proxos, les réseaux. Des journées de planque, de filatures, sur la trace de mafieux slaves, de voyous maghrébins, de producteurs véreux mais aussi de notables, d’hommes politiques tordus. Des nuits à visionner des cassettes, à voyager sur des sites internet, partagé entre le dégoût et l’érection.

Je dois aussi fermer les yeux sur les coulisses de la boîte : les collègues qui se font sucer par les travelos, les stagiaires qui braquent les VHS pour leur usage personnel. Le sexe est partout, des deux côtés du miroir.

Un océan noir dans lequel je suis en apnée.

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