Les balles de son revolver sifflèrent parmi nous jusqu’à ce que nous ayons atteint l’endroit fixé. Ce petit jeu, on s’en doute, n’était pas sans danger. Au cours des vingt et quelques jours d’entraînement, nous enterrâmes au son de « J’avais un camarade », quatre de nos compagnons, victimes d’accidents dits de formation. Il y eut aussi une vingtaine de blessés, qui souffraient soit d’une grosse égratignure infectée à la suite du franchissement d’un réseau de barbelés, soit d’une balle ou d’un éclat dans le corps, voire d’un membre broyé entre les galets d’un char d’entraînement. Nous ranimâmes aussi de justesse deux noyés, à la suite du franchissement d’une pièce d’eau sur des croix faites avec le bois à peine flottant de vieilles traverses de chemin de fer. Nous fîmes aussi des marches interminables, bien entendu. Notamment un jour, nous dûmes suivre la berge d’un grand étang, du côté eau, pendant des heures une section en position de tir fusillait le ras de la berge, nous obligeant à patauger jusqu’au menton. J’aime autant dire qu’à ce petit jeu-là, chacun baissait sérieusement la tête. On nous entraîna au lancement des grenades offensives et défensives sur un terrain soigneusement préparé. Il y eut l’entraînement à la baïonnette, les exercices d’équilibre, où un sur cinq se cassait la gueule, et ceux d’endurance à certaine position, qui duraient affreusement longtemps. Par exemple, un jour, on nous fit entrer dans une vieille conduite qui avait dû servir à canaliser du gaz dans quelques grandes villes. Elle formait deux coudes, et les gars qui occupèrent le milieu connurent les affres de la claustrophobie. Encore mille autres épreuves. Il fallait en plus tenir compte du fameux temps étudié pour l’entraînement. Celui-ci, qui ne cessait pratiquement pas, durait trente-six heures, interrompues par trois demi-heures pour engloutir le contenu de nos gamelles et nous représenter propres et en ordre sur les rangs. Au bout de ces trente-six heures, huit heures de repos étaient autorisées. Puis trente-six autres heures revenaient et tout recommençait. Parfois aussi, de fausses alertes venaient nous arracher à notre sommeil de plomb, nous obligeant à nous présenter dans la cour tout équipés en un temps record, pour nous renvoyer de nouveau à nos lits inconfortables. Pendant les premiers jours nous connûmes le martyre. Personne n’avait le droit de parler. Parfois des types tombaient d’épuisement et cela ajoutait une charge à la section qui devait, à grands coups de gifles ou en l’aspergeant, remettre le défaillant sur pied.
Quelquefois, un camarade, dans un état de fatigue extrême, rentrait au camp soutenu par deux autres. En principe, à cinq cents mètres du camp, nous devions reformer correctement le rang et entrer au pas cadencé en chantant comme si nous revenions d’une bienfaisante promenade. Certain soir, malgré les engueulades, malgré la crainte de la cabane des punis, il nous fut impossible de prendre l’attitude que le feld réclamait. Furieux, il fut obligé de traîner une longue file de types endormis devant le drapeau, avant de nous pourchasser dans nos baraquements où nous nous laissions choir tout harnachés, la bouche sèche, la tête traversée de douleur. Rien n’arrêtait rien au camp F. Le capitaine Fink allait jusqu’au bout. Jusqu’à ce que les gencives saignent toutes seules, jusqu’à ce que la fatigue vous pince le nez et vous creuse le visage. Jusqu’à ce que les élancements que vous ressentez dans la tête vous fassent oublier les énormes ampoules de vos pieds qui annoncent le calvaire du lendemain. Il n’aurait servi à rien de crier grâce ! On n’eût reçu qu’une seule réponse : «
Il y eut la chaleur torride de ce putain d’été russe qui succède à l’hiver presque sans printemps. Il y eut les orages et leurs cataractes de pluie à vous noyer. Il y eut des épaules moins fortes que les vôtres qui subirent la pluie, la blessure des sangles, le point douloureux et précis où porte le fusil. Il y eut les coups, la schlague pour beaucoup. Les gamelles à moitié pleines d’une nourriture sans goût. Il y eut la peur de ne pas réussir et bataillon disciplinaire. Il y eut la hantise de réussir et d’être un héros mort. Il y eut les têtes vides de toute pensée, les yeux hagards des camarades qui ne voyaient plus que la terre sur laquelle il fallait trimer. Il y eut aussi deux lettres de Paula que mes yeux lourds de fatigue ne purent lire de façon intelligible. Et puis, la morsure de mes remords pour ne pas avoir réussi malgré tout à trouver la force de répondre pendant mes huit heures de repos.
À trois mille kilomètres à l’ouest, des gens pleurnichaient, paraît-il, parce qu’ils ne pouvaient pas boire de l’alcool dans les bistrots parisiens à certaines heures, et, malheur de moi, ça m’a fait rire cinq ans plus tard. Alors les gens qui avaient souffert de cette abstinence tombèrent sur mon dos à bras raccourcis et vidèrent leur rancœur un soir au château de Vincennes.