Désespéré, je tombai malgré moi dans l’herbe mouillée de la piste. Instinctivement, je savais que les avions étaient à nouveau sur nous. Les premières détonations secouèrent le sol. Une peur frénétique était en moi. Avec mes ongles sales, je me mis à gratter la terre tel un lapin poursuivi qui n’a plus d’autre issue que de s’enterrer. Des sifflements singuliers vrillèrent mes tympans. Le bruit de la terre hachée alentour m’arriva à plusieurs reprises. Des cris horribles montèrent aussi. À travers mes doigts plaqués sur mes yeux, des éclairs blancs scintillèrent. Je restai peut-être deux ou trois minutes dans cette altitude tendue à l’extrême, quelques minutes qui me parurent incroyablement longues.
Lorsque j’osai enfin regarder autour de moi, les deux bimoteurs démantelés flambaient comme des torches. Les avions russes tournaient au loin pour se remettre en ligne de tir. Ils s'étaient répartis aux quatre points cardinaux. Une fois de plus, je fis appel à mes réserves physiques pour m’élancer dans une direction opposée à celle que j’avais prise précédemment. Je ne saurais trop dire pourquoi, dans ma panique, les bâtiments de bois étaient subitement devenus, à mes yeux, des refuges sûrs. Je n’avais pas réussi à faire le tiers du chemin que, déjà, les popovs attaquaient les baraquements au rocket. Avant de plonger à nouveau dans la prairie détrempée, je vis ceux-ci se désintégrer. Il se passa encore quelques instants de terreur, puis le bruit des moteurs s’éloigna définitivement. Ahuris, ceux qui le pouvaient encore se relevèrent. Personne ne put parler. Nos regards allaient des incendies au ciel d'où avaient surgi nos agresseurs.
Indifférent je croisai une charpie humaine rougeoyante faite d’au moins deux soldats. Notre lieutenant, qui avait l’air indemne mais fou, courait d’un amoncellement de chair à un autre. Peu à peu, nous reprenions nos esprits.
— Merde de merde, lança quelqu’un, encore une attaque de ce genre et il ne restera plus rien de la section de fortune que nous formons. Ça commence à bien faire. On nous a bel et bien abandonnés ici. Jamais nous ne rentrerons chez nous…
— Silence ! gueula le lieutenant qui maintenait un blessé, la guerre n’est pas une partie de pique-nique.
À qui le disait-il ! Nous nous rapprochâmes de lui. Il avait relevé les épaules d’un pauvre type tout éclaboussé de boue et de sang. Le plus surprenant était que le moribond riait à perdre haleine. D’un rire précipité. Un rire étonnant et affreux. Je crus un instant qu’il criait de douleur. Non, c’était bien un rire démoniaque qui fusait de cette face tuméfiée.
—
Je n’avais jamais vraiment remarqué cet homme auparavant. Ses camarades ajoutèrent qu’il avait toujours été persuadé de rentrer sain et sauf chez lui. Il était évidemment très mal parti pour maintenir cette affirmation.
À trois, nous essayâmes de le mettre sur pied, mais nous nous rendîmes vite compte que cela était impossible. Son rire était entrecoupé de paroles que je compris fort bien et qui me donnèrent à méditer très longtemps. Aujourd’hui encore, elles me troublent. Son rire, pour autant que je puisse me souvenir, n’avait rien de fou, rien de délirant. Il avait une résonance particulière, un peu comme celui de quelqu’un à qui l’on a joué une énorme farce, qui y a cru, et qui brusquement se rend compte de sa bévue. Personne ne posa de question au philosophe. De lui-même, à travers son hilarité et son agonie, il s’exprima à plusieurs reprises en ces termes :
— Je sais pourquoi maintenant… je sais pourquoi… C’est trop idiot… c’est trop simple.
Nous aurions peut-être connu le sens de ces phrases si un flot de sang n’avait brutalement surgi de la bouche du philosophe emportant l’homme, son âme et peut-être la clef de la sagesse. Longtemps encore je devais réfléchir sur ces mots. Nous creusâmes six ou sept fosses pour les nouvelles victimes du raid ennemi puis, à bout de souffle, nous nous étendîmes sur le lit de cendres chaudes qui marquait l’emplacement des baraquements de la Luftwaffe. Nous fûmes réveillés à la tombée de la nuit par le bruit de la canonnade qui décidément nous poursuivait. Cette fois, la faim et la soif qui nous tenaillaient prirent une intensité alarmante. Malgré le repos que nous nous étions offert, nous n’avions pas recouvré nos forces et nous étions lamentables à voir.
Des regards soupçonneux allaient de l’un à l’autre. Nous commencions à songer mutuellement que le copain d’à côté avait très probablement un ou deux biscuits de réserve et que ce salaud les grignotait en cachette, oubliant ainsi les bonnes traditions de camaraderie qu’on nous avait enseignées en Pologne.