Après nous être fait embaucher pour une quantité de petites besognes et après mille renseignements, nous fûmes dirigés sur un carrefour bordé de vestiges de constructions qui avaient dû être importantes. Notre compagnie se trouvait, paraît-il, aux alentours. Nous la trouvâmes par hasard, deux jours plus tard, alors que nous avions été obligés de servir de dérouleurs de fils téléphoniques à un régiment de S.S. qui montait à l’assaut au coup de sifflet. Je me souviens encore d’un talus de chemin de fer que les jeunes S.S. escaladèrent sous la mitraille.
Blottis dans une conduite d’égouts mise au jour par les bombardements, nous attendîmes, crispés, l’un contre l’autre, que les S.S. aient dégagé l’endroit au prix de pertes importantes. Au-delà des deux parois de ciment, les éclats des lance-bombes portés au rouge et tranchants au point que l’été ils fauchent l’herbe, sillonnaient l’air. Par la suite nous fûmes embauchés par le même régiment, pour approvisionner une batterie de Hautbitz qui menait depuis plusieurs jours un duel d’artillerie avec les pièces soviétiques situées sur la rive est du Donetz. Le transport des lourds projectiles de 105 depuis un dépôt assez éloigné fut pour nous une rude épreuve. C’est à cette occasion que nous rencontrâmes les gars de notre compagnie occupés à remettre en état une casemate effondrée.
La première tête familière que j’aperçus, fut Olensheim.
— Voici les nôtres ! m’écriai-je en fonçant vers mon copain. Les trois autres lascars me suivirent. Olensheim me regarda, sidéré.
— Dieu est avec nous, cria-t-il, encore quatre qui reviennent. Il y a déjà pas mal de temps que Laus a dû vous rayer de la liste. Il en manque encore une trentaine à la compagnie. Nous pensions que vous étiez peut-être incorporés dans les bataillons de regroupement.
— Ne parle pas de malheur, lui dis-je. Où est Halls ?
— Ah, celui-là, il a toutes les veines. Actuellement il est à Trevda en train de se faire soigner. Pendant ce temps, nous, nous piochons cette maudite terre.
— Il a été blessé ?
— Oh ! un éclat dans le cou, trois fois rien. Il a eu la chance d’être ramassé parmi les grands blessés. Il nous a affirmé être resté deux heures sans connaissance. Il exagère sûrement.
— Et Lensen ?
— En pleine forme, il change une chenille là-bas, fit Olensheim.
Laus arriva. Instinctivement nous nous collâmes au garde-à-vous.
— Heureux de vous revoir, les enfants, oui, vraiment heureux !
Le vieux singe nous serra la main. Visiblement sa face de vieux militaire était animée d’un sincère bonheur. Puis il recula de trois pas :
— Annoncez-vous à haute et intelligible voix, comme je vous l’ai appris.
Nous nous pliâmes au règlement avec bonne humeur. Bonne humeur uniquement due à la camaraderie profonde qui existait déjà entre nous. À part cela, tout le reste continuait à être gris. Le ciel traînait des nuages sombres, menaçants de pluie, et, aux quatre points cardinaux, des éclairs blancs précédaient d’un millième de seconde des geysers de terre molle et de gravats.
Un peu plus tard, Lensen, qui était beaucoup plus fort que moi, me soulevait à bras-le-corps en gueulant la joie de nos retrouvailles. Malgré le service que nous dûmes assurer tout le restant de cette journée, celle-ci se passa dans la joie de s’être retrouvés et dans le récit de mille anecdotes. Deux jours plus tard, je réussis à aller jusqu’à Trevda, situé à environ quarante kilomètres du front. Un camarade me céda sa place à bord d’un D.K.W. qu’il devait convoyer. C'est ainsi que je retrouvai ce grand lascar de Halls, gueulant à perdre haleine des chansons de marche, au beau milieu d’une foule d’éclopés. Le printemps avait décidé de se montrer et ces grands malades se pavanaient entre deux allées de poiriers sauvages.
Halls ne ménagea pas sa démonstration de joie. Je fus porté en triomphe par des demi-manchots saupoudrés de sulfamide et enduits d’onguent gris. Ce grand gueulard me fit avaler tout ce qui restait dans le fond des bouteilles qu’ils avaient liquidées ces temps derniers. Les exclamations se prolongèrent tellement que je ne pus me rendre au rendez-vous que m’avait fixé le gars charitable du camion. Las d’attendre, il partit, bien entendu, sans moi. Je fus ramené, tard dans la nuit, par un motard en service à mon cantonnement, quelque part dans la merde aux abords de Kharkov. Halls m’avait fait jurer de revenir le voir. Malheureusement, aucune autre occasion ne se représenta et c’est lui qui, quelques jours plus tard, nous rejoignit. Le docteur militaire l’avait brusquement trouvé apte au service et l’avait renvoyé retenter sa chance à travers les derniers coups de canons qui clôturaient la troisième bataille de Kharkov.