Alors elle attend calmement la mort, tout en se livrant à des activités passionnantes et risquées qu'elle n'aurait jamais eu le courage d'aborder en d'autres circonstances. Découvrir le bord du monde, par exemple. Elles sont encore en chemin vers les champs des moissonneuses. 103 683e profite du trajet pour se remémorer certaines leçons de ses nourrices. Elles lui ont expliqué que la Terre est un cube, ne portant la vie que sur sa face supérieure.
Que verra-t-elle si elle atteint enfin le bout du monde, son bord? De l'eau? Le vide d'un autre ciel? Sa compagne en sursis et elle-même en sauront davantage alors que toutes les exploratrices, toutes les rousses depuis le commencement des temps! Sous le regard étonné de 4000e, la marche de 103 683e se transforme soudain en un pas déterminé.
Lorsque au milieu de l'après-midi les esclavagistes se décident à forcer les issues, elles sont surprises de ne trouver aucune résistance. Elles savent pourtant bien qu'elles n'ont pas détruit l'armée rousse tout entière, même en tenant compte de la petite taille de la cité. Alors méfiance… Elles avancent d'autant plus prudemment qu'habituées à vivre au grand air et jouissant à la lumière d'une excellente vue, elles sont complètement aveugles en sous-sol. Les asexuées rousses n'y voient pas non plus, mais elles au moins sont habituées à évoluer dans les boyaux de ce monde de ténèbres. Les esclavagistes arrivent dans la Cité interdite. Tout est désert. Il y a même des tas d'aliments qui gisent au sol, intacts! Elles descendent encore; les greniers sont pleins, des gens se trouvaient dans ses salles il y a peu de temps, c'est certain. A l'étage - 5, elles trouvent des phéromones récentes. Elles essaient de décrypter les conversations qui se sont tenues là, mais les rousses ont déposé un rameau de thym dont les exhalaisons parasitent tous les effluves.
Etage - 6. Elles n'aiment pas se sentir comme ça, enfermées sous la terre. Il fait si noir dans cette ville! Comment des fourmis peuvent-elles supporter de rester en permanence dans cet espace confiné et sombre comme la mort? A l'étage - 8, elles repèrent des phéromones encore plus fraîches. Elles accélèrent le pas, les rousses ne doivent plus être bien loin. A l'étage - 10, elles surprennent un groupe d'ouvrières brandissant des œufs. Celles-ci détalent devant les envahisseuses. C'était donc ça! Enfin elles comprennent, toute la ville est descendue dans les étages les plus profonds en espérant sauver sa précieuse progéniture.
Comme tout redevient cohérent, les esclavagistes oublient toute prudence et courent en poussant leur fameuse phéromone cri de guerre dans les couloirs. Les ouvrières chlipoukaniennes n'arrivent pas à les semer, et on est déjà à l'étage - 13.
Soudain, les porteuses d'œufs disparaissent inexplicablement. Quant au couloir qu'elles suivaient, il débouche sur une immense salle dont le sol est largement baigné de flaques de miellat. Les esclavagistes se précipitent d'instinct pour lécher la précieuse liqueur qui, sinon, risque d'être épongée par la terre. D'autres guerrières se pressent derrière elles, mais la salle est vraiment gigantesque, il y a de la place et de la flaque de miellat pour tout le monde. Comme c'est doux, comme c'est sucré! Ce doit sûrement être une de leurs salles à fourmis réservoirs, une esclavagiste en a entendu parler: une technique soi-disant moderne qui consiste à obliger une pauvre ouvrière à passer toute sa vie tête en bas et l'abdomen étiré à l'extrême. Elles se moquent une fois de plus des citadines tout en se gobergeant de miellat. Mais un détail attire tout d'un coup l'attention d'une esclavagiste. Il est surprenant qu'une salle aussi importante n'ait qu'une seule entrée…