Chantage? L'idée de chantage s'imposait à François, bien qu'elle demeurât indéfendable. Cependant, l'imminence de l'opération lui permettait de ne rien décider encore. En un sens, elle tombait bien, cette opération. Il ne parlerait qu'après, s'il choisissait de partir. Aussi retrouva-t-il un peu d'entrain et était-il prêt à admirer les dessins de Bob, quand ce dernier l'emmena au grenier, en grand mystère.
Mais François fut sincèrement étonné: autant qu'il pouvait en juger, Bob avait plus que des dispositions. François s'était attendu à voir des croquis appliqués, scolaires; et il était en présence d'esquisses qui affirmaient un vrai talent de caricaturiste. En quelques traits, Bob avait silhouetté de la manière la plus amusante Mrs. Humphrey. Les lunettes relevées sur le haut de la tête, la bouche amère, l'œil réprobateur, la pauvre gouvernante était plus vraie que nature. Et Miss Mary avait été exécutée avec la même verve. Ce n'était plus un portrait. C'était le pilori. Chaque détail était exact, mais l'ensemble exprimait une indifférence dédaigneuse qui n'existait pas chez le modèle.
– Tu es dur, dit François. Mais tu as un sacré coup de crayon.
– C'est vrai? fit Bob, ravi. Attends. Je vais te montrer mes profs.
Il n'était pas surprenant que Bob préférât cacher, à tous, ses dessins, excessifs, féroces, irrésistibles.
– Je croyais que tu peignais, reprit François.
– Quelquefois. Mais j'aime mieux ce genre. Ça va vite et c'est bien plus amusant.
– Mais, à Paris, tu ne m'avais pas mis au courant.
– Je n'ai pas osé. C'est méchant ce que je fais; tu ne trouves pas?
– Oui. Un peu.
– Ça me soulage. Après chaque portrait, je me sens heureux. Je ne sais pas bien expliquer cela.
– Moi…, tu ne veux pas me caricaturer, là, en vitesse?
– Non. Pas toi. Parce que… parce que toi, je t'aime bien.
Ils parlèrent encore longtemps, et bientôt grandit entre eux une intimité qui n'avait plus rien de commun avec la camaraderie que le hasard seul des circonstances avait fait naître. La pluie crépitait sur le toit, à toucher leurs têtes, et déjà l'ombre du soir commençait à se glisser le long des poutres jusque vers les coins encombrés de vieilleries et de choses au rebut.
Assis par terre, jambes écartées, comme des gamins jouant avec des pâtés de sable, ils discutaient gravement, évoquaient l'avenir.
– Papa construit des marionnettes. J'ai bien le droit de faire des caricatures. Peut-être qu'en me perfectionnant, je pourrais entrer dans un journal…, ou bien me tourner vers le théâtre; tu sais, les maquettes, ça me plairait bien.
Pauvre vieux Bob, qui ne se doutait pas que le malheur allait venir, comme cette nuit qui, maintenant, envahissait le grenier. Peut-être était-ce le moment de tout lui révéler? Mais où prendre le courage de détruire cette merveilleuse entente? Et ce fut la voix de Mrs. Humphrey qui la rompit: le dîner était prêt. Dommage! Presque à tâtons, Bob remit ses dessins dans leur cachette et les deux garçons descendirent. Le dîner fut morne. Miss Mary, préoccupée, laissait tomber la conversation. François sentait ses yeux qui se fermaient. Deux nuits sans sommeil, ou presque. C'était plus qu'il n'en pouvait supporter. Aussi se retira-t-il dès que la bienséance le lui permit. Pas de méditations vaines, pas de notes; demain, peut-être…
Et ce fut le lendemain, comme dans un conte de fée où il suffit de faire un vœu, même imprudent, pour qu'il soit aussitôt exaucé. Le coup de téléphone survint, alors que François était sous la douche. Il entendit vaguement tout un remue-ménage, des appels, et une brusque angoisse lui bloqua le cœur. Est-ce que M. Skinner?… Mais le médecin était confiant. Et d'ailleurs, l'opération ne devait avoir lieu que plus tard, dans la matinée. Il arrêta la douche et achevait de s'habiller rapidement, quand Bob tambourina à la porte.
– Eh bien, entre.
Bob était si ému et si essoufflé qu'il ne pouvait parler.
– Papa… papa… enlevé!
– Comment ça?
– Kidnappé, si tu préfères… Morrisson vient… de nous prévenir.
François accompagna son ami qui retenait difficilement ses larmes et trouva Miss Mary dans le bureau. Elle était assise, toute droite, devant le téléphone, le visage crispé, les yeux trop brillants. Elle murmura, d'une voix méconnaissable:
– Rien ne nous sera épargné.
Mais, puisqu'elle était la complice du gangster, elle devait bien être au courant de ses projets. Alors, pourquoi cet accablement? Car elle ne jouait pas la comédie. Visiblement, elle était désespérée.
– Bob, dit-elle encore, il faut m'aider. Il faut être gentil.
Elle se passa la main sur les paupières, comme quelqu'un qui essaie de vaincre un étourdissement, et reprit d'une voix plus ferme:
– Prévenez Mrs. Humphrey pendant que je sors la voiture. Venez avec moi, François. Vous ouvrirez les portes.
Ils allèrent au garage. En chemin, elle mit François au courant.