– Parce que tu n'es pas un homme, voilà pourquoi. Tu ne détectes pas la femelle dans la brebis. Tu ne détectes pas l'agression sexuelle dans leur égorgement. Tu crois que Massart va s'arrêter. Ma petite Camille. Mais Massart ne peut pas s'arrêter. Tu ne piges pas que ce foutu égorgeur est d'abord un violeur?
Camille hocha la tête. Elle commençait à voir.
– A présent qu'il est passé de la brebis à la femme, tu te figures qu'il va aller gentiment se calmer à Manchester? God. Il ne va pas se calmer du tout. Il n'est pas question une seule seconde de calme. Il est déchaîné. Il est peut-être sans poils et sans couteau mais son loup a tout cela pour lui, au centuple. Il jettera l'animal sur ces femmes, et il regardera son
Lawrence se leva, secoua brusquement ses cheveux, comme pour chasser toute cette violence, sourit, et entoura Camille de ses bras.
– C'est comme ça, dit-il à voix basse, c'est la vie des bêtes.
Après que Lawrence eut disparu sur la route, Camille resta assise une quinzaine de minutes dans un silence pesant, encerclée d'images éprouvantes.
Musique, donc. Elle brancha le synthétiseur, appliqua les écouteurs sur ses oreilles. Il restait deux thèmes à composer avant de boucler le huitième épisode du feuilleton sentimental.
Elle n'avait pas d'autre choix, pour créer cette musique de commande, que de s'immerger dans l'univers affectif des personnages de la série, et leurs démêlés la faisaient tellement suer que la tâche était rude. Tout l'argument du feuilleton reposait sur le choc frontal de deux dilemmes: d'un côté celui d'un homme mûr, retraité d'active mais baron, qui avait fait serment de ne jamais se remarier, à la suite d'un drame inexpliqué; de l'autre celui d'une femme encore jeune, professeur de grec, qui avait fait serment de ne jamais plus aimer, à la suite d'une tragédie tout autant inexpliquée. Le baron s'était dévoué à ses deux enfants, qu'il faisait éduquer dans les murs de son château d'Anjou – on ne savait pas pourquoi les petits n'allaient pas à l'école. D'où la rencontre avec cette enseignante. Bien. Intervenait alors, inattendu, sourd puis impérieux, un fulgurant désir charnel entre le baron et la professeur de grec, qui mettait à rude épreuve les serments moraux qui ligotaient les deux protagonistes à leurs passés inexpliqués.
Camille en était là et, bien souvent, elle peinait. Le baron et l'helléniste qui passaient leurs jours à marcher de long en large, l'un devant le feu de bois, l'autre devant le tableau noir, serrant leurs poings de désir comprimé, étaient parvenus à l'écœurer. Elle les haïssait. La meilleure astuce qu'elle avait trouvée pour parvenir à composer une bonne musique sentimentale tout en les oubliant consistait à remplacer le baron et la professeur par un papa campagnol et une maman campagnol, comme dans ses livres d'enfant quand elle croyait encore à l'amour. Elle fermait les yeux, appelait à elle l'image du papa campagnol, fort et fier dans sa salopette de campagne, avec les deux petits campagnols qui apprenaient le grec en bondissant, couvant des yeux la maman campagnol en blouse rouge. Et ça marchait bien mieux ainsi. Suspense, tension, disparitions inexpliquées des campagnols, émotions des retrouvailles. Jusqu'ici, les producteurs s'étaient déclarés très satisfaits des bandes qu'elle leur avait adressées. Ça collait au thème, ils avaient dit.
Depuis la mort de Suzanne, cela devenait une véritable épreuve que de s'occuper de cette famille de campagnols qui n'avait de cesse de s'emmerder l'existence pour des broutilles.
Camille s'interrompait souvent, les doigts au repos sur le clavier. Ce qui, à son idée, choquait tellement Lawrence dans le cas de Massart, au-delà de ces attaques d'épouvanté, c'était qu'il se serve d'un loup: Massart salissait les loups, il les diffamait, il les dégradait. Il leur avait fait plus de mal en huit jours que les pétitions des bergers en six ans. Et cela, Lawrence ne le pardonnait pas à Massart.
Mais quoi qu'il arrive à présent, c'était l'impuissance. Massart était sur les routes, les gendarmes cherchaient sa dépouille sur le mont Vence, Lawrence était reparti dans le Mercantour et elle, Camille, retrouvait son face à face avec le quatuor de campagnols émotifs.
Il n'était qu'une heure du matin mais elle ôta son casque, ferma sa partition, s'allongea sur le grand lit et ouvrit le