– Et moi, je suppose qu'il va tuer drôlement plus gros que des brebis.
– Ah. Toi aussi?
– Qui d'autre?
– Lawrence le suppose.
– Lawrence a raison.
– Parce que Massart est un loup-garou, décréta le Veilleux en plaquant à nouveau sa main sur la table.
Soliman vida son verre.
– Est-ce que tu crois, Camille, dit-il, que j'ai la tête d'un type à laisser cavaler l'assassin de ma mère jusqu'en Angleterre?
Camille considéra Soliman, ses yeux bruns et brillants, ses lèvres un peu tremblantes.
– Pas tout à fait, reconnut-elle.
– Tu sais ce qui arrive aux pauvres morts assassinés que personne n'a vengés?
– Non, Sol, comment veux-tu que je le sache?
– Ils pourrissent dans le marigot puant aux crocodiles sans que jamais leur esprit ne puisse se dépêtrer de la vase.
Le Veilleux posa sa main sur l'épaule du jeune homme.
– On n'en est pas sûr, de ça, observa-t-il à voix basse.
– Entendu, lui répondit Soliman. Je ne suis même pas certain que ce soit dans un marigot.
– N'invente pas d'histoire africaine, Sol, dit le Veilleux sur le même ton. Ça va tout compliquer pour la jeune femme.
Le regard de Soliman revint vers Camille.
– Alors tu sais ce qu'on va faire, le Veilleux et moi? reprit-il.
Camille haussa les sourcils, attendit la suite. Elle n'était pas exactement rassurée par le comportement fébrile de Soliman. D'ordinaire, Sol était un garçon assez paisible. Elle l'avait laissé dimanche dernier bouelé dans les toilettes, et elle le retrouvait ce soir libéré mais presque hors de lui. La mort de Suzanne avait déjanté le petit et secoué le vieux.
– On va partir à ses trousses, annonça Soliman. Puisque les flics ne veulent pas le faire, on va partir à ses trousses.
– On va lui coller au cul, confirma le Veilleux.
– El on le harponnera.
– El après? questionna Camille, méfiante. Vous le remettrez aux flics?
– Des queues, dit Soliman, digne héritier du fier langage de Suzanne. Si on le rend aux flics, les flics le rendront à la nature et il faudra remettre ça. Le Veilleux et moi, on ne va pas passer notre existence à courser ce vampire. Tout ce qu'on veut, c'est venger ma mère. Alors on le harponnera, et quand on l'aura harponné, on l'effacera.
– Effacera? répéta Camille.
– On le zigouillera, quoi.
– Et après qu'il sera mort et bien mort, précisa le Veilleux, on lui ouvrira le bide depuis la gorge jusqu'aux couilles pour, voir si les poils ils sont dedans. Il a déjà de la chance qu'on ne lui fasse pas vivant.
– C'est le progrès, murmura Camille.
Elle rencontra le regard du Veilleux, de beaux yeux qui avaient la teinte du whisky.
– Vous marchez dans cette histoire de poils? lui demanda-t-elle. Vous marchez vraiment dans cette histoire?
– Dans cette histoire de poils? répéta le Veilleux de sa voix sourde.
Il fit une sorte de grimace et ne répondit pas.
– Massart est un loup-garou, gronda-t-il après un instant. Votre trappeur l'a dit aussi.
– Lawrence n'a jamais dit ça. Lawrence a dit que tous ceux qui croyaient au loup-garou étaient de vieux enculés arriérés. Lawrence a dit que tous ceux qui parleraient d'ouvrir un gars depuis la gorge jusqu'aux couilles le trouveraient sur leur route avec un fusil de chasse à l'ours. Lawrence a dit enfin que Massart tuait avec un dogue, ou avec un grand loup, Crassus le Pelé, qu'on a perdu de vue depuis deux ans. Ce sont les dents de ce loup, et pas celles de Massart.
Le Veilleux plissa ses lèvres et raidit son dos, sans ajouter un mot.
– De toute façon, coupa Soliman, c'est l'assassin de ma mère. Alors, le Veilleux et moi, on va partir à ses trousses.
– On va lui coller au cul.
– Et quand on l'attrapera, on le tuera.
– Non, dit Camille.
– Et pourquoi non? dit Soliman en se dressant.
– Parce qu'après vous ne vaudrez pas plus cher que lui, mais de toute manière on s'en foutra parce que vous serez en tôle pour le reste de vos vies d'abrutis. Suzanne sera peut-être sortie du marigot puant, c'est bien possible, et Massart aura son compte, bide ouvert ou pas bide ouvert, poils dedans ou pas poils dedans, mais vous, vous aurez toutes vos vieilles vies d'assassins à cuver en tôle en comptant les moutons la nuit.
– On ne se fera pas prendre, dit Soliman en levant le menton d'un mouvement fier.
– Si. Vous vous ferez prendre. Mais ce n'est pas mon affaire, dit soudain Camille en les regardant tour à tour. Je ne sais pas pourquoi vous êtes venus me raconter ça mais je ne voulais pas le savoir et je ne discute pas avec les vengeurs, les assassins et les ouvreurs de bide.
Elle alla à la porte et l'ouvrit.
– Salut, dit-elle.
– Tu n'as pas compris, dit Soliman d'une voix redevenue hésitante. On s'est mal compris.
– M'en fous.
– On a du chagrin.
– Je sais.
– Il peut en tuer d'autres.
– C'est l'affaire des flics.
– Les flics ne bougent pas.
– Je sais. On a déjà dit tout ça.
– Alors, le Veilleux et moi…
– Vous allez lui coller au cul. J'ai bien saisi, Sol. J'ai bien saisi toute l'opération.
– Pas toute, Camille.
– Il manque une bricole?
– Il manque toi. On ne t'a pas expliqué que tu faisais partie de l'opération. Tu pars avec nous.