– God. Tu es sûre que tu veux partir?
Camille regarda les deux hommes qui l'attendaient sur le marchepied, soucieux, tendus. Buteil mettait la dernière main à son installation, suspendait une mobylette au flanc gauche, un vélo au flanc droit.
– Certaine, dit-elle.
Eile embrassa Lawrence qui la serra longuement contre lui, puis la laissa aller avec un signe. Du camion, elle le regarda rejoindre sa moto, lancer le moteur, s'éloigner sur la route.
– Et maintenant? dit-elle aux deux hommes.
– On lui colle au cul, dit le Veilleux en levant le menton, très raide, le regard impérieux.
– Vers où? Il était à La Castille dans la nuit de lundi. Ça lui fait presque quarante-huit heures d'avance.
– On démarre, dit Soliman. Je t'expliquerai l'idée en route.
Soliman était un jeune homme aérien, au profil net, élégant, toujours un peu levé vers le ciel, au dos cambré, aux membres allongés, aux mains légères. Il avait le visage lisse, encore enfantin, presque limpide. Mais il flottait toujours sur ce visage une lueur d'ironie ou de simple amusement, celle d'un type qui contient à grand-peine une énorme blague ou une sagesse supérieure, celle d'un type qui se parle tout seul et qui se dit "Attendez-vous à en voir une bien bonne". Camille s'imagina que les influences mêlées du dictionnaire et des histoires africaines avaient peut-être donné à Soliman ce sourire étrange de fin connaisseur, qui l'éclairait de manière ambiguë, le teintant d'expressions contrastées, parfois dociles, bienveillantes, parfois ombrageuses, autoritaires. Elle se demanda quelle sorte de sourire finirait par lui donner la consultation assidue du
Camille monta son propre sac dans le camion, en rangea le contenu dans le tiroir glissé sous son lit – celui du fond, à gauche, avait dit Buteil -, ferma les vantaux arrière, se hissa sur le siège du chauffeur, aux côtés des deux hommes déjà installés, Soliman au milieu, le berger contre la vitre.
– Il vaudrait mieux mettre le bâton au sol, conseilla-t-elle au Veilleux en se penchant vers lui. En cas de coup de frein brusque, il vous casserait le menton.
Le Veilleux hésita, réfléchit, puis coucha le bâton sous ses pieds.
– Et la ceinture, ajouta Camille d'une voix douce, se demandant si, au fond, le Veilleux était jamais monté dans une voiture. Il faut accrocher ce truc. En cas de coup de frein brusque.
– Ça va me coincer, dit le Veilleux. Je n'aime pas qu'on me coince.
– C'est le règlement, dit Camille. C'est obligatoire.
– Nous, dit Soliman, on s'en branle du règlement.
– Entendu, dit Camille en mettant le contact. Quelle direction générale?
– Plein nord, vers le Mercantour.
– En passant par où?
– La vallée de la Tinée.
– Bon. C'est ma direction aussi.
– Ah oui? dit Sol.
– Oui. Je t'expliquerai l'idée en route.
La bétaillère sortit bruyamment du chemin de terre et de caillasse. Buteil, adossé à la vieille barrière de bois, leur fit un signe de main contraint, avec la mine soucieuse d'un gars qui voit sa maison foutre le camp à travers les champs.
XVII
Camille engagea lentement le camion sur la route.
– C'était obligé d'emmener le chien? demanda-t-elle.
– Vous en faites pas, répondit le Veilleux, c'est un chien de troupeau. Il attaque les loups, les renards, les saletés de toutes sortes et les loups-garous mais il ne touche pas les femmes. Interlock respecte les femmes.
– Je ne m'en faisais pas, dit Camille doucement. C'est simplement qu'il sent fort.
– Il sent le chien.
– C'est ce que je disais.
– On ne peut pas empêcher un chien de sentir le chien. Interlock veillera sur nous. Comptez sur lui pour signaler cette vacherie de loup-garou à cinq kilomètres à la ronde. Personne n'est obligé de savoir qu'il a les dents limées.
– Limées?
– C'est un chien de troupeau. Faut pas que ça abîme les bêtes. Et faut pas que ça prenne goût au sang, sinon faut l'abattre. Mais Interlock a du nez. Il a senti la baraque de Massart et il le trouvera.
Camille hocha la tête, sans cesser de surveiller la route. Elle avait passé la troisième et, pour le moment, elle tenait le camion. Ça faisait beaucoup de boucan en roulant. Les barres métalliques des claires-voies tremblaient à chaque cahot. Il fallait élever la voix pour se faire entendre. On avait baissé les vitres et levé les bâches pour donner de l'air.
– Interlock? C'est son nom? demanda-t-elle.
– Je l'ai tiré au hasard dans le dictionnaire quand il est né, expliqua Soliman. “Interlock. Nom masculin. Machine à tricoter un tissu à mailles. Sous-vêtement tricoté par cette machine.”
– Ah bon, dit Camille. Quelle heure est-il?
– Six heures passées.
– Donne ton idée, Sol.
– C'est aussi l'idée du Veilleux.
Le camion s'était à présent engagé sur la départementale et on longeait la rivière vers le nord. Camille conduisait sans forcer, prenant le temps de s'habituer aux commandes. Les virages n'étaient pas si faciles.