Camille descendit pour préparer du café à l'arrière. Les yeux lui piquaient un peu. Le Veilleux avait, lui semblait-il, beaucoup ronflé pendant les cinq heures de sommeil commun, mais ça ne l'avait pas tellement gênée. Elle n'avait pas mal dormi, tout compte fait, sur ce vieux lit à ressorts, dans ce camion entièrement graissé au suint de mouton. A la fraîche, l'odeur n'était pas partie pour autant. Cette histoire d'odeur qui s'envole, c'était tout simplement un rêve de Buteil, une fable, comme celle des tapis volants. Elle gardait de la nuit le souvenir d'un rêve menaçant, et de chocs autour du camion. Quelqu'un qui touchait au camion. Mais rien n'avait bougé dans la bétaillère et Soliman, qui avait fait la garde à vingt pas de là, n'avait rien vu. Irvektor non plus, ou quel que soit son nom. Peut-être le Veilleux qui s'était levé, victime d'une insomnie. Il avait dit que certaines nuits, il lui arrivait de rester debout jusqu'à l'aube, au milieu de ses moutons. Camille emporta la cafetière pleine du sucre et trois tasses en fer.
– Qu'est-ce qu'on entend, au juste, par “suint” de mouton? demanda-t-elle en remontant dans la cabine. De la sueur? Du suif?
– “Suint”, répondit aussitôt Soliman. “Humeur onctueuse qui suinte du corps des bêtes à laine.”
– Ah. Merci, dit Camille.
Soliman ferma la bouche comme on ferme un livre et tous trois, tasse en main, fixèrent à nouveau leur regard sur la porte en tôle du garage. Soliman voulait que six yeux veillent plutôt que deux. Si une voiture s'éjectait rapidement, ils ne seraient pas de trop pour capter les détails essentiels. Soliman avait distribué les parts: Camille devait regarder le visage du conducteur, et rien d'autre, le Veilleux devait relever la marque et la couleur de la voiture, et lui-même le numéro de la plaque. Ensuite, on ajusterait les éléments ensemble.
– Au début du monde, commença Soliman, l'homme avait trois yeux.
– Merde, dit le Veilleux. Nous assomme pas avec tes histoires. Tiens-toi tranquille.
– Il voyait tout, continua Soliman, imperturbable. Il voyait très loin, très clair, il voyait la nuit, et il voyait les couleurs qui sont en dessous du rouge et par-dessus le violet. Mais il ne voyait rien dans les pensées de sa femme, et cela rendait l'homme très mélancolique, et parfois fou. Alors l'homme alla supplier le dieu du marais. Celui-ci le mit en garde mais l'homme le supplia tant que le dieu, lassé, accéda à son désir. De ce jour, l'homme n'eut plus que deux yeux et vit dans les pensées de sa femme. Et ce qu'il y découvrit l'étonna tellement qu'il n'y vit plus clair dans le reste de l'univers. C'est pour cela qu'aujourd'hui, les hommes voient mal.
Camille se retourna vers Soliman, un peu déconcertée.
– Il les invente, dit le Veilleux d'un ton hostile et las. Il invente des foutues histoires africaines pour expliquer le monde. Et ça explique rien du tout.
– On ne sait jamais, dit Camille.
– Rien du tout, répéta le Veilleux. Au lieu de ça, ça le complique.
– Ne quitte pas le garage des yeux, Camille, dit Soliman. Ça ne complique pas, ajouta-t-il en se tournant vers le Veilleux. Ça dit juste pourquoi on doit se mettre à trois pour ne voir qu'une seule chose. C'est pour clarifier.
– Tu penses, dit le Veilleux.
A dix heures, aucune voiture n'était apparue. Camille, le dos fatigué, avait pris la liberté d'aller faire quelques pas sur la petite route. A midi, le Veilleux lui-même commença à se décourager.
– On l'a raté, dit Soliman d'une voix sombre.
– Il est déjà passé, dit le Veilleux. Ou il est encore là-haut.
– Il peut rester des semaines là-haut, dit Camille.
– Non, dit Solîman. Il va bouger.
– S'il a une voiture, il n'est plus forcé de se déplacer de nuit. Il peut rouler de jour. Il peut sortir de ce garage à cinq heures du soir comme il peut en sortir à l'automne.
– Non, répéta Soliman. Il se déplacera de nuit et il dormira le jour. On pourrait entendre ses bêtes, le loup qui hurle. C'est trop risqué. Et puis c'est un homme de la nuit.
– Alors qu'est-ce qu'on attend ici, en plein midi? dit Camille.
Soliman haussa les épaules.
– “Espérance”, dit-il.
– Allume la radio, coupa Camille. Il n'a pas attaqué dans la nuit de mardi à mercredi, il l'a peut-être fait cette nuit. Cherche une station régionale.
Soliman manœuvra le bouton de la radio pendant un bon moment. Le son allait et venait, l'émission crépitait.
– Putain de montagnes, dit-il.
– Respecte les montagnes, dit le Veilleux.
– Oui, dit Soliman.
Il capta une station, écouta en sourdine, puis monta le son.
– C'est pour nous, murmura-t-il.