Marbot le confirme. Mais une seule chose la dépare, dit-il. Elle porte toujours une grosse cravate, afin, dit-on, de cacher un goitre assez prononcé qui, à force d'être tourmenté par les médecins, s'est ouvert et répand une matière purulente, surtout lorsque la reine danse, ce qui est son divertissement de prédilection.
Napoléon baisse la tête. Ce n'est donc que cette femme-là, la reine Louise, elle dont on dit qu'elle a fasciné le tsar Alexandre ?
- Et les Prussiens ? demande Napoléon.
Ce maréchal Brunswick, qui a commandé l'armée qui voulait punir Paris en 1792, et qui a été battu à Valmy, que vaut-il ?
Marbot hésite, puis rapporte simplement que les gendarmes de la Garde noble ont parcouru les rues de Berlin en criant qu'il n'y avait pas besoin de sabres pour ces chiens de Français, qu'il suffisait de gourdins. Ils sont allés affûter leurs sabres sur les marches de l'ambassade de France...
Napoléon porte la main à la poignée de son épée.
- Fanfarons ! lance-t-il. Insolents !
Puisque le duc de Brunswick commande à nouveau l'armée prussienne, comme il y a quatorze ans, il va découvrir que les armes françaises sont en bon état. Napoléon souhaite au lieutenant Marbot une guerre glorieuse.
Il se souvient de sa jeunesse d'officier. Il se sent soldat de la Révolution.
À 16 h 30, le jeudi 25 septembre 1806, il monte dans sa voiture et quitte Saint-Cloud. Joséphine est dans l'une des voitures qui suivent la berline de l'Empereur. La nuit tombe. On dîne à Châlons puis on repart dans l'obscurité et l'on roule jusqu'à Metz, le lendemain vendredi à 14 heures. Puis ce seront Saint-Avold, Sarrebruck, Kaiserslautern, et enfin Mayence, tôt le dimanche 28 au matin, alors que le jour pointe seulement.
Il est las. Il consulte les dépêches. La Grande Armée est déjà concentrée autour de Bamberg. Il vérifie la position de chaque corps, le nombre des hommes : il doit disposer de près de cent soixante-six mille soldats. Mais est-ce la guerre ?
Tout est prêt pour le déclenchement. Les Prussiens, commandés par le maréchal duc de Brunswick et le prince de Hohenlohe, se sont rassemblés autour d'Iéna. Et cependant le conflit n'a pas encore éclaté.
« La guerre n'est pas encore déclarée, dit Napoléon à Berthier le 29 septembre. On ne doit commettre aucune hostilité. »
Mais il ne faut jamais se laisser surprendre. Il ordonne l'achat de milliers de chevaux, fait reconnaître les chemins de Leipzig et de Dresde. Il examine minutieusement les rapports des officiers qu'il a envoyés en reconnaissance en Thuringe et en Saxe. La guerre est bien là. Les intentions prussiennes sont claires. Brunswick avance par la vallée du Main vers le Rhin. Napoléon dicte des ordres pour Berthier, écrit à Fouché.
« Les fatigues ne sont rien pour moi, dit-il. Je regretterais la perte de mes soldats si l'injustice de la guerre que je suis obligé de soutenir ne faisait retomber tous les maux que l'humanité va encore éprouver sur les rois faibles qui se laissent conduire par de brouillons vendus. »
Il est tendu. « Il est possible que les événements actuels ne soient que le commencement d'une grande coalition contre nous, et dont les circonstances feront éclore tout l'ensemble », écrit-il à Louis.
Il faut faire face. Dans la journée du 1er octobre, il donne ses dernières directives. Il va lui-même partir pour Würzburg en fin de journée. L'armée doit achever de converger vers cette ville et Bamberg.
Il voit s'avancer vers lui Joséphine en compagnie de Talleyrand, qui a rejoint lui aussi Mayence. Il s'approche d'eux en marchant lentement. Il va quitter la ville, dit-il, il roulera de nuit, traversera Francfort pour atteindre Würzburg.
Joséphine est en larmes, et tout à coup Napoléon sent ses jambes fléchir. C'est comme si son corps fondait. Il s'accroche à Talleyrand et à Joséphine. Il ne peut retenir ses larmes. La tension accumulée, les fatigues de ce labeur de dizaines d'heures pour préparer la guerre l'écrasent tout à coup.
On le porte dans une chambre. Il est saisi de convulsions et de spasmes. Il vomit. Son visage est terreux.
Il reste ainsi plusieurs minutes, le corps tendu, couvert de sueur, secoué de soubresauts, les mâchoires serrées.
Puis, peu à peu, il retrouve son calme, regarde autour de lui et, sans un mot, il se lève, écartant ceux qui l'entourent.
Il se dirige vers sa voiture d'un pas alerte, comme s'il ne s'était rien produit.
Il part pour Würzburg, ainsi qu'il l'avait prévu. Il est 22 heures.
Que s'est-il passé en lui ?
Il y songe alors que la berline roule dans la nuit vers Francfort où il devrait arriver à 1 heure du matin, ce jeudi 2 octobre 1806. Il a décidé de dîner rapidement avec le prince primat, puis de poursuivre jusqu'à Würzburg.
Il étend ses jambes. Il déteste que son corps le trahisse. Quel est ce signe ? Faut-il qu'il voie le docteur Corvisart ? Mais il se sent bien maintenant. Et cette énergie qui rayonne à nouveau en lui le rassure, le met de bonne humeur. Il chantonne.