Napoléon choisit un cheval. L'animal se cabre. C'est une bête rétive de relais qui peut le faire tomber à chaque pas. Peu importe. Il veut arriver à Varsovie. Les rapports des généraux lui font penser que l'armée russe est rassemblée au nord de la capitale, sur les rives du Narew. Napoléon veut livrer bataille, vite, pour en finir.
Arrivé à Varsovie le vendredi 19 alors que le brouillard recouvre toute la ville et la campagne alentour, il en repart à l'aube du mardi 23 décembre. Il veut être avec ses avant-postes. Il chevauche sous le feu des Russes, grimpe sur le toit d'une maison pour observer les mouvements de l'ennemi. Il couche dans des granges.
On cherche les Russes alors que la nuit tombe à 15 heures, que la boue empêche les charges de cavalerie. Les chevaux ne peuvent galoper. Les fantassins s'égorgent dans le brouillard. Victoires, pourtant, de Ney, de Lannes, de Davout, à Soïdau contre le dernier corps prussien, à Golymin et à Pultusk contre les Russes.
Mais comment les poursuivre ?
Napoléon s'est installé dans le château épiscopal de Pultusk.
Il a erré avec la Garde dans le brouillard et n'est arrivé sur le champ de bataille qu'à la fin des combats.
Il s'est assis dans la cheminée d'une petite pièce sombre. Il dicte une brève lettre pour Cambacérès : « Je crois la campagne finie. L'ennemi a mis entre nous des marais et des déserts. Je vais prendre mes quartiers d'hiver. »
Il se lève, prend une prise. Il n'est pas satisfait. L'armée russe n'a pas été taillée en pièces. La pluie, la boue et le brouillard l'ont servie, mais aussi l'inaction des troupes de Bernadotte. Spectateur, comme à Auerstedt.
Il marche pour se calmer. Il va écrire à Joseph. Peut-être ce frère comprendra-t-il ?
« Nous sommes au milieu de la neige et de la boue, sans vin, sans eau-de-vie, sans pain... Nous battant ordinairement à la baïonnette et sous la mitraille. Les blessés sont obligés de se retirer en traîneau en plein air pendant cinquante lieues... »
Qui comprendra ?
« Après avoir détruit la monarchie prussienne, nous nous battons contre le reste de la Prusse, contre les Russes, les Kamoulks, les cosaques et les peuplades du Nord qui envahirent jadis l'Empire romain. Nous faisons la guerre dans toute son énergie et son horreur. »
Napoléon le vit, le voit.
Il répète d'une voix forte : « De l'énergie ! De l'énergie ! » Puis il ajoute plus bas : « On ne fait le bien des peuples qu'en bravant l'opinion des faibles et des ignorants. »
Il se calme, ce mercredi 31 décembre 1806.
Dans la plus grande salle du palais épiscopal de Pultusk, assis devant la cheminée, il écoute deux chanteuses accompagnées par le compositeur d'opéra Paer. Il ferme les yeux. Le plaisir est d'autant plus fort qu'il a marché tant de jours sous la mitraille avec de l'« eau jusqu'au ventre ». Il peut enfin oublier l'« horreur ».
Il rassure Joséphine ce 31 décembre : « Tu te fais des belles de la grande Pologne une idée qu'elles ne méritent pas... Adieu, mon amie, je me porte bien. »
Le courrier de France vient d'arriver.
Napoléon choisit parmi les dépêches une lettre de Fouché, qui envisage de demander à Raynouard, un auteur de théâtre, d'écrire une tragédie à la gloire de l'Empereur. Napoléon se souvient des
« Dans l'histoire moderne, écrit-il à Fouché, le ressort tragique qu'il faut employer, ce n'est pas la fatalité ou la vengeance des dieux, mais - l'expression lui revient - “la nature des choses”. C'est la politique qui conduit à des catastrophes sans des crimes réels. M. Raynouard a manqué cela dans
Lui, Napoléon, peut-il faire autrement que de continuer la guerre ? Qui le comprend ?
Il parcourt des dépêches. Tout à coup, il sursaute.
Sans commentaire, Fouché rapporte une nouvelle parvenue, dit-il simplement, au ministre de la Police générale, et qui doit intéresser l'Empereur.
Le 13 décembre 1806, dans un hôtel particulier au 29, rue de la Victoire, Louise Catherine Éléonore Denuelle de La Plaigne, née le 13 septembre 1787, rentière, divorcée le 29 avril 1806 de Jean-Honoré François Revel, lectrice de la princesse Caroline, a donné naissance à un enfant mâle. Cet enfant a été prénommé Charles, et dit le comte Léon. Le père a été déclaré absent.
Napoléon sent une chaleur lui parcourir tout le corps.
Il essaie de rejeter ce qui s'est imposé à lui comme une certitude immédiate.
Peut-il être sûr d'Éléonore, de cette habile et coquette intrigante que Caroline a poussée dans ses bras ?
Mais elle n'aurait pas pris le risque de le tromper à ce moment-là, au printemps 1806, alors qu'il était à Paris, qu'il la voyait presque chaque nuit aux Tuileries, qu'elle habitait l'hôtel qu'il lui avait acheté.
Ce ne pouvait être que son fils.
Il le savait bien, qu'il pouvait avoir un fils.