« Ma présence était indispensable partout où je voulais vaincre, dit-il d'une voix assurée mais haletante. C'était là le défaut de ma cuirasse. Pas un de mes généraux n'était de force pour un grand commandement indépendant. Ce n'est pas l'armée romaine qui a soumis la Gaule, mais César ; ce n'est pas l'armée carthaginoise qui faisait trembler la République aux portes de Rome, mais Hannibal... »
Il s'interrompt. Il ne peut plus. Il reprend pourtant. Il veut conduire jusqu'à son terme cette analyse des affaires d'Espagne. « L'Empire serait sorti vainqueur de sa lutte à mort contre les rois de droit divin si... »
Il est épuisé, il murmure à Montholon :
- Il n'y a plus d'huile dans la lampe.
Il se couche. Il n'a plus envie de se lever.
- Quelle douce chose que le repos, dit-il à Antommarchi. Le lit est devenu pour moi un lieu de délices, je ne l'échangerais pas pour tous les trônes du monde ! Quel changement ! Combien je suis déchu ! Moi dont l'activité était sans bornes, dont la tête ne sommeillait jamais !
Il soupire. Il grimace de douleur.
- Je suis plongé dans une stupeur léthargique, il faut que je fasse un effort lorsque je veux soulever mes paupières.
Il écoute Antommarchi qui l'incite à se lever, à se rendre au jardin afin de faire quelques pas.
- Soit, dit-il, mais je suis bien faible, mes jambes chancelantes ont peine à me porter.
Il marche cependant, refuse l'aide d'Antommarchi. Il dit, les dents serrées :
- Ah, docteur, comme je suis fatigué ! Je sens que l'air pur que je respire me fait du bien. N'ayant jamais été malade et n'ayant jamais pris de remèdes, je ne puis guère me connaître en semblables matières. L'état où je me trouve aujourd'hui me paraît même si extraordinaire que j'ai peine à le concevoir.
Il rentre à pas lents. C'est le 26 décembre 1820. On a apporté de Jamestown un paquet de journaux arrivés d'Europe.
Il les parcourt, les yeux mi-clos. L'un d'eux annonce la mort d'Élisa, le 7 août 1820 dans son domaine de Villa Vicentina, non loin d'Apulée. La sœur de Napoléon est âgée de quarante-trois ans.
Il tend le journal à Antommarchi.
- La princesse Élisa est morte, dit-il. Eh bien, vous le voyez, Élisa vient de nous montrer le chemin ; la mort qui semblait avoir oublié ma famille commence à la frapper. Mon tour ne peut tarder longtemps. La première personne de notre famille qui doit suivre Élisa dans la tombe est ce grand Napoléon qui plie sous le faix et qui pourtant tient encore l'Europe en alarme.
37.
Ce n'est pas cela, vivre.
Il vomit. On le change de lit. Il ne se rase pas. On l'aide à marcher jusqu'à la calèche. Il croit qu'il va mieux, que la maladie recule, mais déjà la fatigue s'abat, la faim qu'il avait cru retrouver disparaît. Il avale un consommé, des gelées, et il sent que la douleur et ce voile noir qui lui couvre la tête reviennent l'envelopper.
Il murmure en plaçant sa main sur l'estomac :
- J'ai ici une douleur vive et aiguë qui, lorsqu'elle se fait sentir, semble me couper comme avec un rasoir ; pensez-vous que ce soit le pylore qui soit attaqué ? Mon père est mort de cette maladie à l'âge de trente-cinq ans, ne serait-ce pas héréditaire ?
Mais comment faire confiance à ce
- Je ne veux pas avoir deux maladies, celle de la nature et celle du médecin.
Il faut accepter pourtant du quinquina, de l'émétique.
- Ah, docteur, comme je souffre.
Il se roule par terre, il vomit.
- Ces diables de médecins sont tous les mêmes, quand ils veulent faire faire une chose à leur malade, ils le trompent et lui font peur.
Mais celui-là est « bête, ignorant, fat, sans honneur, débarrassez-moi de lui ! J'ai fait mon testament, j'y lègue à Antommarchi vingt francs pour acheter une corde pour se pendre » !
Il vomit encore.
- Je veux que vous fassiez appeler Arnott, pour me soigner à l'avenir.
Il se laisse ausculter par le médecin anglais de la garnison de Sainte-Hélène. Il se redresse.
Les oligarques sont partout les mêmes, dit-il, importants et insolents tant qu'ils commandent, lâches dès que le danger est arrivé ! Les lâches, tenir un homme désarmé sur un rocher ! Ils sont tous de même. J'ai vu les oligarques de Venise, la veille du jour où ils ont péri, aussi importants que les oligarques d'Angleterre.
Il murmure à Marchand :
- Ce ne sera pas long, mon fils, ma fin approche, je ne puis aller loin.
Marchand proteste.
- Il en sera ce que Dieu voudra, reprend Napoléon.
Il essaie de travailler, de lire quelques-uns des ouvrages que lady Holland lui a envoyés. Il parcourt les volumes qui retracent ses
- Dans cinq cents ans, murmure-t-il, les Français ne rêveront qu'à moi. Ils ne parleront que de la gloire de mes brillantes campagnes. Malheur à qui dira du mal de moi. Moi-même, en lisant ces campagnes, je suis ému. Tous les Français doivent se sentir braves en lisant cela.
Il se laisse tomber en arrière, terrassé, puis se redresse.