Il retourne dans sa chambre, s'allonge. Il éprouve de plus en plus le besoin de dormir, de somnoler, comme une manière d'oublier. Puis il se redresse. Il faut encore combattre. Il doit tenir jusqu'à ce que ses forces l'abandonnent. Il rentre au salon, distribue des cadeaux aux uns et aux autres, joue quelques instants avec les enfants. Puis il entend Gourgaud qui proteste. Encore des rivalités. Encore des querelles stupides. Il crie à Gourgaud :
- Vous voudriez être le centre de tout, ici. C'est moi qui suis le centre. Si vous êtes si mal, vous pouvez nous quitter !
- La postérité me fera justice, dit-il en allant et venant. La vérité sera connue et le bien que j'ai fait sera jugé avec mes fautes. Si j'avais réussi, je serais mort avec la réputation du plus grand homme de tous les temps. Et même n'ayant pas réussi, on me croira un homme extraordinaire. J'ai livré cinquante batailles rangées que j'ai presque toutes gagnées ! J'ai créé un code de lois qui portera mon nom aux siècles les plus reculés. Je me suis élevé de rien à être le plus grand monarque du monde. L'Europe était à mes pieds.
- J'ai toujours cru que la souveraineté était dans le peuple. Et véritablement, le gouvernement impérial était une sorte de république. Appelé à être son chef par la voix de la nation, ma maxime a été la carrière ouverte aux talents, sans distinction de fortune, et ce système d'égalité est cause de la haine de l'oligarchie anglaise.
Il rentre dans sa chambre. À quoi cela sert-il de proclamer ainsi ce qu'il a fait, le principe du régime impérial, alors qu'il est enfermé, surveillé dans cette île aux mains de Hudson Lowe, ce bourreau-geôlier qui cherche à le détruire, à le priver de ce qui peut apporter un réconfort ?
Il regarde ce buste du roi de Rome qu'un marin a apporté de Londres.
Le gouverneur a même interdit à un passager de l'un des navires qui font escale à Jamestown de rapporter ce qu'il savait de Marie-Louise et du roi de Rome.
« Les anthropophages de l'Océanie ne le feraient pas ! Avant de dévorer leurs victimes, ils leur accorderaient la consolation de s'entretenir ensemble. Les cruautés qui se font ici seraient désavouées par les cannibales ! »
« J'aurais dû mourir à Waterloo, peut-être avant. L'infortune, c'est que quand un homme cherche la mort il ne puisse la trouver. On a été tué tout autour de moi, mais je n'ai pu trouver le boulet ! »
Et rien de ce qu'on entreprend pour faire connaître sa situation en Europe, pour dénoncer les cruautés de Hudson Lowe ne réussit. Au contraire ! Au Congrès d'Aix-la-Chapelle, les souverains approuvent et félicitent l'Angleterre pour la manière dont elle traite Napoléon !
- Jésus-Christ ne serait pas Dieu jusqu'à présent, dit-il, sans sa couronne d'épines. C'est son martyre qui a parlé à l'imagination des peuples. Si, au lieu d'être ici, j'étais en Amérique comme Joseph, on ne penserait plus à moi, et ma cause serait perdue.
Il sort de moins en moins.
- Mon Gourgaud, dit-il en s'appuyant sur le bras du général, je ne puis plus marcher.
Il a froid. On enveloppe ses jambes de lainages, mais ses membres continuent d'être glacés. Il vomit. Les gencives saignent. Il souffre parfois si violemment de l'estomac, du ventre qu'il ne peut se lever. Il renonce à se faire la barbe. Elle envahit le visage devenu blanc, la peau semblant translucide, les traits comme affinés, alors que le ventre est gonflé et qu'il paraît difforme.
Il veut cependant continuer à dicter, mais parfois il s'interrompt, somnole. Il demande un bain chaud, mais il s'évanouit.