Il est déjà deux heures du matin. Mais il n'est pas question de céder au sommeil ou à la fatigue. Il doit tendre toutes les rênes maintenant que l'incendie s'achève parce que la pluie tombe avec violence, que le vent ne souffle plus et, comme il l'écrit encore à Marie-Louise, pour qu'elle le dise, parce que « nous avons fusillé tant d'incendiaires qu'ils ont cessé ».
Il faut d'abord tenter de conclure la paix, en dressant les Russes et si possible l'Empereur contre ceux qui ont détruit Moscou.
Il reçoit le major général Toutolmine, directeur de l'Hospice des enfants trouvés, dont les pupilles sont restés à Moscou. Toutolmine demande l'aide des Français. Napoléon déroule devant lui l'affiche que le gouverneur Rostopchine a fait placarder devant sa maison de Wornzovo, à peu de distance de Moscou. Il la lit en jetant des coups d'œil à Toutolmine : « J'ai embelli pendant huit ans cette campagne et j'y vivais heureux au sein de ma famille, a écrit Rostopchine. Les habitants de cette terre, au nombre de mille sept cent vingt, la quittent à votre approche et, moi, je mets le feu à ma maison pour qu'elle ne soit pas souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou avec un mobilier d'un demi-million de roubles ; ici, vous ne trouverez que des cendres. »
Napoléon s'approche de Toutolmine. Cette barbarie criminelle de Rostopchine l'est d'autant plus, dit-il, que la population civile n'a rien à craindre des Français. Détruire des villes, est-ce la manière de faire la guerre ?
Monsieur le major général, demande-t-il en se penchant, se souvient-il de Pougatchev, l'homme qui voulait libérer les serfs ?
- Je n'ai pas voulu déchaîner l'ouragan de la révolte des paysans, murmure Napoléon.
Il marche dans la pièce. Il est prêt à permettre à un envoyé de Toutolmine de franchir les avant-postes pour rendre compte de la situation de l'hospice à l'Impératrice, puisqu'elle patronne cette institution.
Il revient vers Toutolmine, dit brusquement :
- Je vous prie, en le faisant, d'écrire à l'empereur Alexandre, pour la personne de qui j'ai toujours la même estime, que je désire la paix.
Il regarde s'éloigner Toutolmine.
Il faut toujours tout tenter. La paix, maintenant, alors qu'il est à Moscou, serait la meilleure des solutions. Peu en importent les conditions. Si elle était signée, elle paraîtrait à l'Europe comme le couronnement de la victoire militaire, alors que, s'il devait quitter Moscou sans avoir pu conclure une négociation avec le tsar, cela serait considéré comme un échec.
- L'Europe me regarde, dit-il à Caulaincourt.
Il se tait quelques minutes, puis tout à coup questionne :
- Voulez-vous aller à Pétersbourg, monsieur le grand écuyer ? Vous verrez l'empereur Alexandre. Je vous chargerai d'une lettre et vous ferez la paix.
Il faut savoir aller au-delà de son orgueil.
Caulaincourt refuse, déclare que la mission serait inutile.
Que sait-on de ce qui est possible ou impossible avant de l'avoir tenté ?
- N'allez qu'au quartier général du maréchal Koutousov !
Mais Caulaincourt s'obstine.
- Eh bien, j'enverrai Lauriston, il aura l'honneur d'avoir fait la paix et de sauver la couronne de votre ami Alexandre.
Il reçoit Iakovlev, l'un des rares seigneurs russes restés à Moscou. L'homme est vieux. Il avoue qu'il voulait quitter Moscou, mais qu'il n'a pu mettre son projet à exécution. Il parle parfaitement français, avec élégance. Il a autrefois connu à Paris le maréchal Mortier.
- Je ne fais pas la guerre à la Russie, commence Napoléon, mais à l'Angleterre. Pourquoi le vandalisme d'un Rostopchine ?
Il parle longuement, puis tout à coup s'interrompt.
- Si j'écrivais, porteriez-vous ma lettre et pourrais-je être sûr qu'elle serait remise à Alexandre ? Dans ce cas, je vous ferais donner un laissez-passer, pour vous et tous les vôtres.