Il veut qu'on évacue les blessés sur Smolensk. De là ils rejoindront Vilna, puis la France, escortés par des sous-officiers qui, de retour dans leurs casernes, formeront les nouvelles recrues de la conscription. Qu'on recense les voitures, qu'on réorganise les unités. Chaque soir, il reçoit les maréchaux, les généraux. On écoute un chanteur italien, Tarquinio, un soprano qui a été contraint, avec sa troupe, de rester à Moscou. L'incendie et le pillage les ont laissés démunis.
Qu'on les aide. Mais il interrompt rapidement le spectacle. L'heure n'est pas aux chants. Il interroge les officiers. Caulaincourt explique que pour la première fois des relais, des courriers venus de Paris ont été attaqués. La liaison quotidienne avec la capitale de l'Empire n'est plus sûre.
Voilà le plus grave.
Il écoute Murat qui continue à parlementer avec les cosaques et n'est que le corbeau de la fable, en face de renards.
- Ces pourparlers n'ont pour but que d'effrayer l'armée sur son éloignement de la France, sur le climat, sur l'hiver, dit Napoléon.
Murat est dupe.
- Ces gens-là ne veulent pas traiter. Koutousov est poli, lui voudrait en finir. Mais Alexandre ne le veut pas, il est entêté, poursuit l'Empereur.
Il étudie les cartes. Si l'on quitte Moscou, on marchera d'abord vers le sud. Il faut que les corps de troupes confectionnent pour quinze jours de biscuits. Il faut qu'on réunisse toutes les voitures qu'on ne peut atteler au Kremlin.
Il a pris sa décision. Reste sa mise en œuvre. Il faut jusqu'au dernier instant dissimuler à tous le moment du départ.
Le dimanche 18 octobre 1812, à midi, dans la cour du Kremlin, il passe en revue le 3e
corps, celui du maréchal Ney. Il fait beau. La fanfare joue un air allègre. Un aide de camp surgit tout à coup. C'est M. de Béranger, officier auprès de Murat, qui annonce que les Russes ont attaqué à Winkovo.Napoléon écoute le rapport. Les bivouacs français ont été surpris. Les Russes ont emporté douze canons. Seule la charge de Murat a permis de les repousser.
- Il faut que je voie tout par mes yeux, s'écrie Napoléon. Sans la présence d'esprit de Murat et son courage, tout eût été pris, et lui-même compromis. Mais je ne puis me rapporter à lui. Il se fie sur sa bravoure, s'en rapporte à ses généraux et ceux-ci sont négligents. Dans tous les cas il faut laver l'affront de cette surprise. Il ne faut pas qu'on dise en France qu'un échec nous a forcés à nous retirer.
Il saute de cheval, rentre dans les bâtiments.
- Quelle bêtise de Murat ! Personne ne se garde. Cela dérange tous mes projets. On me gâte tout.
Il reste seul. Il n'est plus temps d'attendre. Demain, il quitte Moscou.
Il doit écrire quelques lignes à Marie-Louise, paisibles, rassurantes.
« Ma bonne Louise,
« Je t'écris au moment où je monte à cheval pour visiter mes avant-postes. Il fait ici chaud, un très beau soleil, aussi beau qu'il peut faire à Paris dans le courant de septembre. Nous n'avons encore eu aucun froid. Nous n'avons pas encore éprouvé les rigueurs du climat du Nord.
« Mon intention est de prendre bientôt mes quartiers d'hiver et j'espère pouvoir te faire venir en Pologne pour te voir. Baise pour moi le petit roi deux fois et ne doute jamais des sentiments de ton tendre époux.
« Nap. »
Il est sept heures du matin, le lundi 19 octobre 1812. Il s'approche du général Rapp, qui paraît soucieux.
Il dit à Rapp d'un ton joyeux :
- Eh bien, Rapp, nous allons nous retirer sur la Pologne : je prendrai de bons quartiers d'hiver ; j'espère qu'Alexandre fera la paix.
- Les habitants prédisent un hiver rigoureux, dit Rapp.
Napoléon s'éloigne.
- Bah, bah, avec vos habitants ! lance-t-il. Voyez comme il fait beau !
Il rejoint le maréchal Berthier.
Il exige d'une voix rude que chaque voiture prenne en charge deux blessés. « Toute voiture qui sera trouvée en marche sans ces blessés sera brûlée. Les voitures devront être numérotées, sous peine de confiscation. »
Berthier murmure qu'elles sont peut-être vingt, trente, quarante mille !
Il ne répond pas. Il dicte un nouvel ordre, à transmettre au maréchal Mortier, qui devra rester avec dix mille hommes au Kremlin, après avoir fait partir les éclopés et les blessés.