- Nous serons sans nouvelles de France, mais le plus fâcheux, c'est qu'en France on sera sans nouvelles de nous.
Il faut une grande circonspection dans ce que l'on écrit, exige-t-il. Toutes les lettres peuvent être prises.
Il écrit à Marie-Louise en pensant à cela.
« Ma bonne amie, ma santé est bonne, mes affaires vont bien. J'ai abandonné Moscou après avoir fait sauter le Kremlin. Il me fallait vingt mille hommes pour garder cette ville. Détruite comme elle était, elle gênait mes opérations. Le temps est très beau.
« Je partage le désir que tu as de voir la fin de tout ceci, tu ne dois pas douter du bonheur que j'aurai de t'embrasser.
« Baise le petit roi pour moi, écris à ton père que je le prie de penser à Schwarzenberg et de le faire soutenir par le corps de troupe de Galicie et de le renforcer. Quand tu écris à l'Impératrice, mets-moi à ses pieds.
« Adieu, mon amie. Tu sais combien je pense à toi. Tout à toi.
« Nap. »
Il entend le canon. Il sort aussitôt. On se bat autour de Maloiaroslavets, plus au sud. Il chevauche dans la direction des combats, écoute les rapports des éclaireurs. Ce sont le maréchal Davout et Eugène de Beauharnais qui ont été attaqués par les Russes du général Doctorov, l'avant-garde de Koutousov. Ils les ont repoussés, fait quelques prisonniers, mais les cosaques sont partout, harcelant les troupes.
Napoléon rentre à Borovsk. Il interroge un officier prisonnier. L'homme est calme comme un vainqueur. L'empereur Alexandre a déclaré, répète-t-il : « C'est maintenant que ma campagne commence. »
L'homme ne répond à aucune question concernant les mouvements de Koutousov. Les Russes se replient-ils après avoir été battus à Maloiaroslavets ? Et comment les poursuivre avec une armée dont les hommes et les chevaux sont épuisés ?
Napoléon ne peut rester en place. Il marche dans la pièce. Il consulte les cartes. Il sort sur le seuil. La nuit est grise de brouillard. On ne voit pas à quelques pas.
- Cela devient grave, murmure-t-il. Je bats toujours les Russes, mais cela ne termine rien !
Il se tait tout en marchant dans ce réduit qui pue, puis, tout à coup, il saisit son chapeau.
- Je vais m'assurer moi-même si l'ennemi est en position ou en retraite, comme tout l'annonce. Ce diable de Koutousov ne recevra pas la bataille. Faites avancer mes chevaux, partons.
Il se heurte à Berthier, qui lui barre le passage. Le jour n'est pas levé, dit le maréchal. On ne sait pas quelle est la position des différentes unités. Les cosaques peuvent surgir à tout instant.
Un aide de camp d'Eugène arrive, confirme la retraite des troupes de Koutousov. Napoléon écoute, attend quelques minutes. Mais il ne peut rester dans cette pièce enfumée. Il veut agir. Il monte à cheval, sans se soucier de qui le suit.
Il chevauche, et tout à coup des cavaliers surgissent du brouillard, crient, enveloppent l'escorte, les aides de camp. Il entend le cri de Rapp :
- Arrêtez, Sire, ce sont des cosaques !
- Prends les chasseurs du piquet et porte-toi en avant ! lance Napoléon.
Il regarde autour de lui. Berthier et Caulaincourt sont à ses flancs, l'épée tirée. Il dégaine.
On se bat devant lui. Il entend le choc des coups portés, les cris, les hourras des cosaques. Les escadrons de la Garde surviennent enfin, au moment où le brouillard se lève. Il découvre alors dans la plaine des milliers de cosaques, sans doute ceux de Platov, qui ont attaqué les bivouacs de la Garde et le parc d'artillerie, entraînant avec eux des prisonniers, des pièces de canon. Ils ont dû surgir des bosquets d'arbres qui, de-ci, de-là, forment dans la plaine des massifs sombres.
Il faut montrer sa sérénité, sa gaieté même. Il rit, plaisante avec Lauriston et Rapp. Il sent les regards des grenadiers qui ne le quittent pas des yeux.
Il doit apparaître héroïque et invulnérable.
« Vive l'Empereur ! » crie-t-on. Mais les voix s'éteignent vite. Il rentre lentement, traversant les bivouacs. Les hommes sont accroupis autour des feux. Il les sent recroquevillés en eux-mêmes. Indifférents les uns aux autres. Ennemis, même. Isolés par le froid qui tombe et la faim qui les tenaille. Il convoque le docteur Yvan, le médecin de la Garde, qui lui est attaché depuis des années.
Il le dévisage. Il veut, dit-il en tournant le dos à Yvan, une ampoule remplie d'un poison violent. Il veut la porter sur lui. Il ne doit pas courir le risque d'être fait prisonnier.
Il fait face à Yvan qui balbutie. Il répète qu'il s'agit d'un ordre à exécuter immédiatement.
C'est le dimanche 25 octobre 1812. Il a donc failli être tué ou capturé. Mais le destin l'a laissé en vie. Alors, en avant.
Il donne le signal du départ. Il a pris sa décision. On gagnera au plus vite Smolensk. On abandonne la route du Sud, on reprend la route de Mojaïsk, de Borodino et de Wiazma.