Il gèle, dimanche 1er
novembre 1812. Il écrit quelques lignes à Marie-Louise.« Je me rapproche de la Pologne pour y établir mes quartiers d'hiver. C'est cent lieues de moins qu'il y aura entre nous. Ma santé est parfaite, mes affaires vont bien. »
C'est cela qu'il faut dire, écrire.
Même les meilleures unités se débandent. Chacun pour soi. Et pourtant il faut se battre. Que le maréchal Ney prenne le commandement de l'arrière-garde. Ces cosaques sont comme les Arabes. Il faut marcher comme en Égypte, les bagages au centre et les baïonnettes formant un hérisson.
Les premières bourrasques de neige sont tombées, et la température est devenue glaciale.
Napoléon arrive le 6 novembre 1812 à Mikhaeliska, un village composé de petites maisons à demi détruites, pleines d'hommes déjà, ceux qui précèdent l'avant-garde pour s'assurer un toit, piller les vivres avant l'arrivée de la colonne.
La neige tombe à gros flocons et en même temps le brouillard est épais. Le ciel semble avoir disparu.
Tout à coup, au moment où il pénètre dans une masure, un cavalier surgit, fendant la foule des soldats, se faufilant entre les voitures. C'est une estafette. Il l'entend crier : « L'Empereur ! l'Empereur ! » L'homme s'approche enfin, tend un portefeuille chargé de dépêches.
Des missives de Paris. Il lit.
Il ne doit pas laisser son visage tressaillir.
Dans la nuit du 22 au 23 octobre, le général Malet, emprisonné depuis 1808 pour un complot républicain, enfermé dans une maison de santé, s'est évadé. Il a réquisitionné une cohorte de la Garde nationale en prétextant que l'Empereur était mort en Russie. Il a présenté un faux sénatus-consulte, déclarant déchu le régime impérial et établissant un gouvernement provisoire dont le général Moreau serait le président et lui, Malet, le représentant. Avec ses complices, le général Lahorie, ancien chef d'état-major de Moreau, Guidal, un ami de Barras, qui conspire avec les Anglais dans le Midi, un marquis, un abbé, ils ont réussi à arrêter Savary, le ministre de la Police, Pasquier, le préfet de Police. Heureusement, le gouverneur militaire Hulin a résisté, et les adjoints ont arrêté les conspirateurs, qui ont été jugés et fusillés le 29 octobre.
Napoléon lève la tête. Il avait pensé que l'Empire était affaibli par son absence de Paris. Mais que des ministres, le préfet de la Seine Frochot, qui a fait préparer une salle de l'Hôtel de Ville pour le gouvernement provisoire de Malet, se soient ainsi laissé berner, ou aient obéi, le révolte, l'étonne.
Il lit les conclusions de Savary, qui assure que Paris ne s'est même pas aperçu de l'événement, que tout est rentré dans l'ordre à dix heures du matin.
Il tend les lettres à Caulaincourt, puis commence à marcher devant le feu qui brûle à même le sol de terre battue, et dont la fumée envahit la pièce.
- La nouvelle de ma mort, dit-il, a fait perdre la tête à tout le monde. Le ministre de la Guerre qui me vante son dévouement n'a pas même mis ses bottes pour courir aux casernes, faire prêter serment au roi de Rome et tirer Savary de prison. Hulin seul a eu du courage.
Il donne un coup de pied dans les bûches, fait jaillir des étincelles. La flamme reprend, plus vive.
- La conduite du préfet et celle des colonels est incompréhensible, reprend-il. Quel fond faire sur des hommes dont la première éducation ne garantit pas les sentiments d'honneur et de fidélité ? La faiblesse et l'ingratitude du préfet, du colonel du régiment de Paris, un de mes anciens braves dont j'ai fait la fortune, m'indignent.
Il sort. Les flocons sont encore plus denses, plus gros. Tout est recouvert. Des hommes passent, chancelants. Le visage est saisi par le froid.
Et ceux qui le trahissent sont à Paris, dans les ors et la chaleur des palais.
- Je ne puis croire à cette lâcheté ! lance-t-il.
Il commence à marcher. Il veut quitter ce village, rejoindre au plus vite Smolensk. Peut-être pourra-t-il mettre l'armée en ligne autour de cette ville. Et alors, si elle est en mesure de résister, il la quittera pour rejoindre Paris, rétablir l'ordre, être à nouveau le cœur de l'Empire.