- Je n'oublie jamais ceux qui m'ont aidé.
Il murmure :
- Et aimé.
Elle ne demande rien.
Mais il n'est pas dupe. Il reconnaît à sa voix, quand elle raconte les petites intrigues des salons, qu'elle pousse Murat et sa femme, dont elle est l'amie. Il fera de Murat un prince, grand amiral. Est-elle satisfaite ? Elle se contente de sourire. Mais il nommera Eugène de Beauharnais archichancelier, avec, lui aussi, le titre de Prince français. Il faut tenir l'équilibre entre les clans, enraciner son pouvoir par l'intérêt des uns et des autres. Il est sans illusion. Même sur Marie-Antoinette Duchâtel. Il faut qu'il donne, c'est ce qu'on attend de lui. Et il le doit, pour qu'on lui reste fidèle.
Tout en écoutant le babillage de Marie-Antoinette, il complète dans sa tête les listes de ceux qu'il fera grands dignitaires - il y en aura six - grands officiers civils, et auxquels il attribuera dans le faste de la salle du trône, le grand cordon de la Légion d'honneur. Ils seront quarante-huit - il les a tous en mémoire - à recevoir les Grandes Aigles.
- Savez-vous, dit-il en se dirigeant vers les bâtiments de la Malmaison, c'est avec l'honneur qu'on fait tout des hommes.
Il chuchote à Mme Duchâtel, avant d'entrer au salon, qu'il la reverra chez elle, dans la petite maison de l'allée des Veuves, aux Champs-Élysées, qu'il lui a louée pour qu'ils puissent se retrouver sans craindre une nouvelle visite de Joséphine et l'un de ses esclandres insupportables.
Joséphine a le visage creusé, la couche épaisse de poudre qui couvre son menton s'écaille, parce que son visage tremble de fureur et d'amertume.
Il lui sourit, l'entraîne. Comment ne comprend-elle pas que l'amour n'est pas fait pour lui ? L'amour est fait pour d'autres caractères que le sien. Elle le sait, dit-il, c'est la politique qui l'absorbe tout entier.
Elle ne se déride pas. N'a-t-il pas passé plusieurs heures dans le parc avec Mme Duchâtel, aux yeux de tous ? Elle a été blessée.
Elle est l'Impératrice, répond-il avec impatience. Il ne supporte pas l'inquisition qu'elle exerce sur lui, elle l'humilie par l'espionnage dont elle l'environne, elle fournit des armes à ses ennemis. Il ne l'acceptera plus.
Mais qu'elle se rassure. « Je ne veux nullement voir ma Cour sous l'empire des femmes, poursuit-il. Elles ont fait tort à Henri IV et à Louis XIV ; mon métier à moi est bien plus sérieux que celui de ces princes, et les Français sont devenus trop sérieux pour pardonner à leur souverain des liaisons affichées et des maîtresses en titre. »
Joséphine s'est un peu rassérénée. Elle ne se plaindra plus, murmure-t-elle. Le jour venu, qui ne saurait tarder, dit-il d'une voix devenue gaie, il lui demandera de « l'aider à rompre une liaison qui ne le satisfait plus guère ».
Il faut rassurer Joséphine. Et puis, n'est-il pas vrai qu'il ne sait plus aimer ?
Il rentre aux Tuileries puis s'en va à Saint-Cloud. Mais il oublie parfois dans quel lieu il se trouve, tant il reproduit les mêmes gestes, s'adonne aux mêmes tâches, voit les mêmes visages.
- Je suis une bête d'habitude, dit-il à Méneval avant de commencer à lire les rapports de Desmarets, qui dirige la Haute Police, ces services secrets qui espionnent les étrangers.
Mais les mémoires des espions de Fouché le passionnent autant, comme ceux des cabinets noirs, qui ouvrent les correspondances. Comment gouverner sans connaître les opinions, les conspirations qui se trament ?
Car les adversaires n'ont pas désarmé.
Il lit cette anagramme qu'on répand dans Paris :
Il déchiffre ces épigrammes que les espions se procurent dans les cafés et qu'on se répète à voix basse :
Napoléon froisse ces feuilles, les jette à terre, les reprend. Il découvre le texte d'une affiche qu'on placarde au Carrousel, à quelques pas des Tuileries :
L'EMPEREUR MALGRÉ TOUT LE MONDE
Le Consentement forcé.