« Braves soldats du camp de Boulogne ! Vous n'irez point en Angleterre. L'or des Anglais a séduit l'empereur d'Autriche, qui vient de déclarer la guerre à la France. Son armée a rompu la ligne qu'elle devait garder, la Bavière est envahie. Soldats, de nouveaux lauriers vous attendent au-delà du Rhin ! Courons vaincre des ennemis que nous avons déjà vaincus ! »
Il s'avance au bord de la falaise de l'Odre.
C'est une journée claire. Les péniches amarrées bord à bord oscillent dans le port.
De la poussière s'élève au-delà de Boulogne vers l'intérieur des terres.
Les armées sont déjà en marche.
Neuvième partie
« Soldats, je suis content de vous »
Septembre 1805 - Décembre 1805
35.
Il voudrait déjà être à la tête de troupes en Allemagne, mais il veut donner le change. Alors, il s'efforce de reprendre ses habitudes, à la Malmaison ou au château de Saint-Cloud. Il bavarde dans le salon de Joséphine. Il sourit à l'une des jeunes femmes qui, le soir, après un mot de Constant, viendra le retrouver.
Mais il n'a guère la tête à ces plaisirs. Les troupes marchent. Il les imagine sur le bas-côté des routes. Elles partent à l'aube pour une étape de trente à quarante kilomètres chaque jour. Elles s'arrêtent cinq minutes toutes les heures et elles font halte en milieu de parcours. Les tambours précèdent et ferment la marche. Il voudrait être parmi elles, parce qu'il sait que par sa seule présence il redonne de l'énergie à ceux qui chancellent de fatigue et parfois se laissent tomber. Il a connu cela dans les déserts d'Égypte et de Palestine. Or, il faut que les hommes avancent, à marches forcées, pour surprendre l'ennemi.
Il est assis devant la cheminée où le feu brûle parce que l'humidité est de retour sur les forêts de Saint-Cloud. Carlotta Gazzini bavarde, roucoule. Il ne l'écoute pas, mais cette voix le calme. Il fait tourner dans sa tête la mécanique qu'il a mise au point et dont il a précisé les détails en envoyant des courriers aux maréchaux. Daru a mis en œuvre le plan dicté le 13 août. Les troupes de Ney, de Lannes, de Marmont tomberont sur le flanc droit du général Mack qui s'est avancé en Bavière avec une soixantaine de milliers d'Autrichiens. Les cavaliers de Murat vont lui faire croire à une attaque frontale, pendant qu'on le coupera de ses arrières et qu'on lui enfoncera les flancs.
Mais tout dépend des pieds et des jambes des fantassins, comme en Italie ou en Égypte. Et le défi est plus grand encore qu'à Marengo ou à Aboukir, parce que s'il était battu, la perte serait immense. Tout ce qu'il a élevé, ces blocs de granit, les institutions nouvelles, serait renversé. C'est ce que veulent Londres. Vienne ou Saint-Pétersbourg. Quant à la Prusse, prudente encore, elle ne tardera pas à basculer dans le même camp.
Mais il faut durant une vingtaine de jours, le temps pour les armées, comme « sept torrents », de se répandre en Allemagne, garder le secret du plan, et donc demeurer ici, à la Malmaison ou à Saint-Cloud, se rendre au Conseil d'État, recevoir Roederer.
- Il y a en moi, dit Napoléon, deux hommes distincts : l'homme de tête et l'homme du cœur. Ne croyez pas que je n'ai pas le cœur sensible comme les autres hommes. Je suis même assez bon homme. Mais, dès ma première jeunesse, je me suis appliqué à rendre muette cette corde qui chez moi ne rend plus aucun son.
Roederer le croit-il ?
Et pourtant !
Il saisit un courrier qu'il vient de recevoir du ministre de la Marine. Villeneuve, cet incapable, s'est cloîtré à Cadix. Celui-là ne mériterait-il pas un châtiment exemplaire ?
La colère de Napoléon explose, comme si toute la tension qui est en lui depuis plusieurs semaines provoquait ces paroles qui jaillissent comme la foudre.
- Villeneuve vient de combler la mesure, s'écrie-t-il. Cela n'a plus de nom. Villeneuve est un misérable qu'il faut chasser ignominieusement. Sans combinaison, sans courage, sans intérêt général, il sacrifierait tout pourvu qu'il sauve sa peau !