- La politique demande ce coup d'État, martèle-t-il. J'acquiers par là le droit de me rendre clément par la suite. L'impunité encouragerait les partis. Je serais donc obligé de persécuter, d'exiler, de condamner sans cesse, de revenir sur ce que j'ai fait pour les émigrés, de me mettre dans les mains des jacobins. Les royalistes m'ont déjà plus d'une fois compromis à l'égard des révolutionnaires. L'exécution du duc d'Enghien me dégage vis-à-vis de tout le monde.
Elle s'est relevée, elle insiste.
- Allez-vous-en, vous n'êtes qu'une enfant ! lance-t-il.
Elle sanglote, elle dit d'une voix aiguë :
- Eh bien, Bonaparte, si tu fais tuer ton prisonnier, tu seras guillotiné toi-même, comme mon premier mari, et moi, cette fois, en ta compagnie !
Il traverse le salon. Elles sont serrées les unes contre les autres, ces pleureuses. Il crie :
- Le duc d'Enghien conspirait comme un autre ! Il faut le traiter comme un autre !
Avant de sortir, il se retourne. « Je suis la Révolution française ! », lance-t-il.
Il fait appeler le général Savary pour qu'il transmette ses ordres à Murat. Celui-ci, gouverneur de Paris, constituera une commission militaire de sept membres. Elle sera présidée par le général Hulin, qui participa aux combats du 14 juillet 1789 lors de la prise de la Bastille. Elle se réunira sur-le-champ au château de Vincennes, où le duc d'Enghien sera enfermé à son arrivée de Strasbourg. Elle jugera sans désemparer le prévenu.
Il dit à Savary : « Tout doit être fini dans la nuit. »
C'est le 20 mars. Il marche seul dans le parc. Il faut que l'exécution suive le jugement. Pas d'atermoiements. L'opinion doit être saisie, stupéfaite, pétrifiée. Il répète : Frappée comme par la foudre.
Il entend un roulement de voiture sur les pavés. Il se retourne au moment où Fouché saute dans la cour.
- Je vois ce qui vous amène, dit Napoléon. Je frappe aujourd'hui un grand coup qui est nécessaire.
- Vous soulèverez la France et l'Europe si vous n'administrez pas la preuve irrécusable que le duc conspirait contre votre personne à Ettenheim, répond Fouché.
Napoléon a un mouvement de tout son corps.
C'est Fouché qui dit cela ! Lui, le mitrailleur de Lyon pendant la Terreur ! Lui !
- Qu'est-il besoin de preuve ? interroge Napoléon. N'est-ce pas un Bourbon, et de tous, le plus dangereux ?
Il s'éloigne. Fouché le suit dans l'allée, argumente.
- Vous et les vôtres, dit Napoléon avec mépris, n'avez-vous pas dit cent fois que je finirais par être le Monk de la France, et par rétablir les Bourbons ? Eh bien, il n'y aura plus moyen de reculer. Quelle plus forte garantie puis-je donner à la Révolution que vous avez cimentée du sang des rois ? Il faut d'ailleurs en finir. Je suis environné de complots. Il faut imprimer la terreur ou périr.
Napoléon s'éloigne vers les bâtiments au moment où arrivent les voitures de Talleyrand, de Cambacérès et de Lebrun, puis de Joseph Bonaparte.
C'est la nuit du 20 au 21 mars.
Il est seul.
Le général Hulin doit avoir ouvert le procès du duc d'Enghien.
Napoléon s'assied, trace quelques lignes. Qu'on les porte à Réal, qu'il se rende sur-le-champ à Vincennes pour interroger une nouvelle fois le prisonnier. Au bord de la fosse, les hommes parlent.
Il attend.
À huit heures, le 21 mars 1804, le général Savary entre dans le salon de Malmaison. Sur son visage, Napoléon lit la mort du duc d'Enghien.
- Pourquoi avoir jugé sans attendre Réal ? demande Napoléon.
Réal survient. Il est pâle. On lui a remis le pli trop tard. Il dormait.
- C'est bien, dit Napoléon d'une voix sourde.
Il leur tourne le dos.
Joséphine le suit, répète :
- Le duc d'Enghien est mort, ah ! qu'as-tu fait ?
Il dit d'une voix forte :
- Au moins, ils verront ce dont nous sommes capables. Dorénavant, j'espère qu'on nous laissera tranquilles.
Il leur fait face, à tous.
- J'ai versé du sang, reprend-il, je le devais, et j'en répandrai peut-être encore. Mais sans colère, et tout simplement parce que la saignée entre dans les combinaisons de la médecine politique.
Leurs yeux expriment l'effroi. Pourquoi refusent-ils de voir ce qui est ?