Il ferme les yeux. Il ne veut pas s'attarder à cette pensée. Mais la lettre qui annonce la disparition de l'amiral est dans son poing. On peut mourir de maladie, même quand on est soldat. Ou Empereur. Il repousse cette idée. Il a confiance dans son corps. Il n'écoute pas Corvisart. Que peut un médecin ? Et pourtant, parfois, il a le sentiment que son corps se transforme. Une douleur traverse son estomac ou son ventre. Il faudra qu'il mange moins encore, se contente d'œufs au miroir, de quelques légumes en salade, d'un peu de parmesan, et, à certains repas, en campagne, d'un poulet rôti, d'une soupe, d'un bouilli.
Il montre à Méneval l'un des placards de la berline qui contient la bouteille de chambertin. Il veut boire un verre de son vin. Il suit les gestes de Méneval qui débouche la bouteille de chambertin. D'un mouvement de la main, Napoléon arrête le secrétaire, lui demande de verser un peu d'eau dans le verre. Il ne veut boire son chambertin que coupé. Il jette la lettre sur la banquette et prend son verre, qu'il avale d'un trait.
Un empereur peut-il s'attarder à écouter ce qui se passe dans cette machine qu'est son corps ?
Il commence à dicter une lettre pour Portalis, ministre de l'Intérieur par intérim.
« Vous devez avoir aujourd'hui, prononce-t-il d'une voix saccadée, le montant des votes pour l'hérédité. »
Il s'arrête un instant. Il n'y aura à ce plébiscite pour l'Empire que quelques milliers d'opposants. Mais il ne faut rien négliger, afin que le nombre des Oui soit écrasant.
« Joignez-y ceux des armées et de la marine, reprend-il, et faites-moi connaître le résultat total. Il doit être de plus de trois millions de votes. »
Que les préfets agissent en conséquence. Il est d'abord l'Empereur des Français. L'approbation doit être générale. Peut-être pourra-t-elle faire hésiter ces puissances que l'Angleterre tente de liguer contre la France.
Il parle plus vite. Il écrit au ministre des Relations extérieures.
Et donc, que l'Empereur Napoléon Ier reconnaît au roi d'Autriche le titre d'Empereur héréditaire qu'il vient de s'attribuer. Mais que Talleyrand signifie au contraire au tsar le regret - Napoléon hésite, dit : « le courroux », répète -, le regret que le chargé d'affaires russe ait demandé ses passeports et quitté Paris.
La Russie se rangerait-elle aux côtés de l'Angleterre ?
Faudra-t-il un jour faire la guerre à toute l'Europe pour que je sois accepté, reconnu ?
Il ferme à nouveau les yeux.
Et pourtant c'est la paix, que je veux. Mais peut-on l'imposer autrement que par le glaive ?
Il est arrivé à Aix-la-Chapelle le 3 septembre 1804. Il fait à nouveau beau. La ville est fleurie, les jeunes femmes lui apportent des bouquets. La foule se presse dans les rues, sur son passage, et, le soir, quand il se rend à la fête donnée dans une salle de la redoute en son honneur, les façades sont illuminées. On a dressé ici et là des portraits de Charlemagne.
Dès qu'il entre dans la salle, on l'acclame. Des princes l'entourent. Il aperçoit Joséphine entourée de ses dames du Palais. Mais il a appris il y a quelques minutes que Mme Duchâtel n'a pas été conviée à ce voyage. Sans doute Joséphine a-t-elle déjà des soupçons. Cela l'irrite, le blesse. Cherche-t-elle à l'enfermer dans une fidélité dont il ne veut pas ? Il s'approche de Joséphine, courroucé, et brusquement il croise le regard d'une jeune femme, qui le fixe avec un mélange de soumission et d'invite. Elle est grande, vêtue d'une robe de soie bleue, les épaules nues. On devine la naissance de ses seins. Il incline la tête vers Joséphine et s'arrête devant la jeune femme. Qu'on ose l'empêcher de parler et de voir qui il veut, comme il veut !
Qui est-elle ? Mme de Vaudey, répond la jeune femme en se courbant avec élégance. Il l'attend, dit-il. Il lui donnera ses ordres ce soir. Il s'éloigne déjà avec un sentiment de plénitude. Il rejoint les princes allemands, qui l'interrogent.
Il se rendra, répond-il, à la cathédrale pour s'incliner devant le tombeau de l'Empereur Carolus Magnus, et méditer devant les reliques conservées. Il veut voir l'épée de Charlemagne. C'est avec elle que cet Empereur a pacifié l'Europe. Peut-on renoncer au glaive si l'on recherche la paix ? Il veut, dit-il, que son sacre à Paris rappelle la grandeur de Charlemagne. Car son plus grand désir est de faire de l'Europe une terre de paix et de bonne administration.
Il veut que Charlemagne soit son « auguste prédécesseur ».
Il sort de la salle, regagne sa résidence et ordonne à Constant de trouver Mme de Vaudey, dame du Palais, et de la conduire jusqu'à lui cette nuit même.
Il n'imagine pas qu'elle puisse refuser. Il y avait dans ses yeux cette flamme qu'il voit maintenant dans le regard de presque toutes les femmes, le désir d'être choisie, l'appel et l'offrande. Il est l'Empereur.