Voici donc l’histoire de Lézel. Je me suis efforcée de la retranscrire le plus fidèlement possible, en espérant que ma mémoire ne m’a pas trahie. Je lui ai demandé de me la raconter à plusieurs reprises avant sa mort, et je dois reconnaître qu’elle ne s’est jamais modifiée dans sa bouche, qu’elle était par conséquent l’expression d’une sincérité jamais démentie. Mon philtre d’amour, et donc son désir de m’être agréable, ont certes exercé une forte influence sur sa loyauté, mais je crois qu’il éprouvait surtout le besoin pressant de se libérer avant de se présenter sur le chemin des chanes.
En revanche, je ne puis affirmer qu’il n’était pas déjà sous l’emprise de la folie quand tous ces événements se sont produits. Peut-être a-t-il cru réellement que les choses s’étaient passées ainsi, peut-être n’est-ce que pure imagination, peut-être s’est-il enfermé dans ce genre de fables pour accepter son existence. Je ne puis en juger, même après toutes ces années, mais ce dont je suis sûre c’est qu’il a fait preuve jusqu’à la fin d’une grande cohérence, qu’il ne s’est jamais contredit.
Il me semble encore entendre le son de sa voix, et c’est naturellement que j’ai eu envie de rapporter son récit à la première personne. Il m’est arrivé de l’interrompre pendant qu’il parlait et d’exiger qu’il se consacre entièrement à mon plaisir avant de continuer, surtout lors des passages qui concernaient Lahiva, la belle, la maudite, la haïssable Lahiva. Une façon de marquer mon territoire, d’affirmer ma supériorité sur l’absente. Un comportement que la plupart jugeront puéril, stupide, mais que comprendront sans doute les femmes amoureuses, prêtes à tout, à tuer s’il le faut, pour s’attacher l’être aimé.
Le récit de Lézel, donc.
« Au retour de ma première expédition de chasse, j’ai décidé de sortir du cercle des lakchas et de rester sur les plaines. Je savais que, si je rentrais au domaine de Sgen, je ne pourrais faire autrement que tuer Elleo, me jeter sur Lahiva et la contraindre à m’aimer. Je pensais que le temps m’aiderait à l’oublier, mais la solitude et l’absence ont débouché sur un résultat diamétralement opposé : Lahiva a grandi à l’intérieur de moi, a occupé mes jours et mes nuits, ne m’a plus laissé un seul instant de répit. J’ai erré sur les plaines jusqu’aux premières averses de cristaux, me nourrissant de fruits sauvages et des restes de viande qu’abandonnaient parfois les clans ventresecs sur les pierres chaudes de leurs foyers. Puis j’ai découvert l’existence de ce gouffre, non loin de la rivière Abondance, non loin d’autres grottes où les fruits poussaient à profusion, non loin de champs intérieurs de manne sauvage qui, fécondée par les bulles de pollen, mûrissait deux fois l’an à la lumière des solarines. Un endroit idéal pour quelqu’un qui, comme moi, désirait se retirer du monde. J’avais un toit, de l’eau, de la nourriture et le souvenir de Lahiva pour compagne. J’avais vraiment l’intention de laisser s’égrener les années dans une solitude austère, le plus souvent désespérante mais où, de temps en temps, brillait un rayon de lumière, se suspendait un instant de grâce malheureusement trop vite englouti par le flot du temps…
» Et puis il est arrivé par le chemin de l’eau bouillante.
» J’ai d’abord aperçu, sur le bord d’un bassin, une masse sombre environnée de vapeur que j’ai prise pour un furve ou une autre créature inconnue du nouveau monde. Je m’en suis approché, le couteau à la main, le cœur empli de méfiance. À première vue, il me semblait avoir affaire à un animal surgi des abysses. De forme grise, allongée, difficile à cerner, il ne bougeait pas, et j’ai pensé qu’il était venu s’échouer dans cette grotte pour y mourir. Puis il a remué et j’ai vu un visage humain se former à l’intérieur de lui. Un visage d’homme en proie à une telle souffrance apparente que, du coup, la mienne m’a paru tolérable.
» Il ne m’a pas parlé, du moins je n’ai pas entendu le son de sa voix, mais des pensées ont résonné à l’intérieur de moi, qui, je n’ai eu aucun doute à ce sujet, provenaient de lui.
» — Je t’attendais, murmurait-il. J’attendais l’homme à qui transmettre mon héritage.
» Je me suis demandé de quel héritage il voulait parler, et il m’a répondu, comme s’il lisait dans mon esprit aussi facilement que sur un rouleau de peau déplié :
» — Tu ne connais pas cette vieille histoire que me racontait ma mère ? a-t-il poursuivi. L’histoire de ce jardin merveilleux où le premier homme et la première femme vivaient en paix jusqu’à ce que la femme prête une oreille attentive aux propositions de la créature du mal ? C’est une vieille histoire kropte…
» C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Maran, l’enfant-dieu de l’arche des origines. »
Les mémoires de Gmezer.