Ils éclatèrent de rire. Orchéron était maintenant entouré d’un cercle de yonks fumants, écumants, qui tiraient violemment sur les rênes pour rapprocher leur mufle de l’herbe ou, pour les plus proches de la mare, essayer de boire un peu d’eau. Des abris ne subsistait rien d’autre que des vestiges informes, des bouts de peau et des éclisses de bois éparpillés.
« Toi, dis-nous pourquoi t’as pas foutu le camp avec les tiens. »
Les cheveux gris et les rides profondes du chasseur qui s’était adressé à Orchéron en faisaient le plus ancien du groupe. La grande corne recourbée qu’il portait à l’épaule semblait en outre traduire un rang supérieur. Peut-être était-il l’un de ces fameux chefs de cercle dont les femmes parlaient avec de l’admiration dans la voix et les hommes avec de l’envie dans les yeux ? De lui émanait en tout cas une grande autorité, et il se tenait sur son yonk avec une certaine prestance.
« Je… je ne suis pas un ventresec, dit Orchéron, conscient de la lâcheté de cette réponse, de cet empressement à renier ceux qui l’avaient recueilli et soigné avec une telle générosité.
— Tu viens d’où ? demanda le lakcha avec une moue dubitative.
— D’un domaine. Le domaine d’Orchale. Je suis l’un des fils de la mathelle. »
Les chasseurs se consultèrent du regard. L’espace de quelques instants, hormis les remuements agacés des yonks, seul le ballet méfiant de leurs yeux agita leur cercle. Les pointes de corne ou de pierre de leurs armes de jet, lances, arcs, flèches, luisaient au-dessus de leurs épaules ou de leurs têtes.
« Qu’est-ce que tu fiches dans un nid de ventresecs ?
— J’ai eu un malaise, je me suis évanoui et je me suis réveillé allongé dans un de leurs abris.
— Et qu’est-ce que tu fous à plus de trente lieues du premier mathelle ?
— Je… » Orchéron resserra le cordon de son pantalon pour se donner le temps de trouver une réponse plausible. « J’ai été envoyé à l’est en mission de reconnaissance…
— Tu mens ! Ça fait plus d’un siècle que les mathelles ont renoncé à explorer le Triangle. Elles ont suffisamment à faire avec leurs propres terres.
— Ma mère, elle, pense que…
— Je crois plutôt que tu es un de ces fichus bons à rien qui rôdent sur les plaines. »
Orchéron glissa l’ongle de son pouce dans l’encoche de la lame de son couteau et se tint prêt à la déplier.
« Quelle différence ça fait ?
— Quelle différence ? ricana le chasseur. La même différence qu’il y a entre un bon lakcha et une bouche inutile !
— En quoi est-ce que les clans ventresecs représentent une menace pour vous ? »
D’un coup de talon au flanc, le chasseur incita son yonk à s’avancer de quelques pas.
« Ils occupent nos territoires, ils détournent nos troupeaux, ils nous volent nos dépouilles et, si on les laisse se reproduire, ces parasites deviendront bientôt les maîtres du nouveau monde.
— Le nouveau monde est assez grand et généreux pour nourrir tous ses habitants.
— Pour l’instant. Il vaut mieux résoudre les problèmes avant qu’ils ne se posent. »
Orchéron eut un geste d’impatience qui effraya le yonk. Le chasseur apaisa sa monture d’une tension à la fois ferme et souple des rênes.
« Une poignée de chasseurs ne peut pas décider de l’avenir d’un monde ! gronda Orchéron.
— Qui te parle d’une poignée de chasseurs ? Ce sont les mathelles elles-mêmes qui ont demandé à certains chefs de cercle d’enrayer la prolifération des ventresecs.
— Absurde ! Pour quelle raison ?
— Les terres ne sont pas aussi généreuses que tu prétends. Il faut bien faire des choix.
— Les mathelles ont de bonnes relations avec les ventresecs. Elles n’hésitent pas à les engager pour les travaux saisonniers.
— Ce n’est pas parce qu’elles leur tendent une main secourable qu’elles n’aiguisent pas le couteau dans l’autre. Elles se veulent les emblèmes de la fécondité, de l’amour maternel, de l’abondance. Elles ne tiennent pas à salir leur image, ou ce serait tout le système des domaines qui risquerait de s’effondrer. »
Orchéron répugnait à recevoir les arguments du chasseur, mais il se demanda si sa mère Orchale avait fait partie des mathelles qui avaient réclamé l’extermination des errants. D’un coup d’œil circulaire il chercha une brèche dans la haie des yonks et des cavaliers. S’il avait eu l’intention de l’épargner, le lakcha ne lui aurait pas confié ces secrets. Ezlinn avait eu raison de dire que la mort le poursuivait. Après lui avoir enlevé sa mère biologique et Mael, après l’avoir poussé à assassiner Œrdwen, elle avait fini par le rattraper, tapie dans les yeux farouches de ces hommes, dans le souffle bruyant de leurs montures, dans la dureté tranchante de leurs armes. Elle le cernait alors qu’il n’avait pas encore commencé à vivre. Peut-être était-il encore temps, peut-être pouvait-il prendre la vie à bras-le-corps avant de s’engager sur le chemin des chanes ?
Il déplia la lame de son couteau et, poussant un hurlement sauvage, il bondit vers le yonk de son interlocuteur.
CHAPITRE XII
LES FILS DE MARAN