Ils remontèrent la colonne. Très droite, la tête haute et la lèvre dédaigneuse, Catherine n'offrit à tous ces hommes qu'un profil impassible. Elle refusait de voir les pauvres vestiges qui se montraient derrière la troupe. Elle refusait de voir les faces féroces des soudards et les dépouilles qui traînaient encore un peu partout. Elle refusait de voir le tas de cadavres que l'on avait sommairement empilés près du calvaire et qui allaient pourrir là, engendrant peut-être la peste ou quelque autre fléau dès que la chaleur reviendrait. Elle refusait aussi de voir le troupeau parqué à l'entrée d'un champ et où, parmi les bêtes de somme, quelques hommes enchaînés se tenaient, tête basse, misérable bétail humain que l'on enrôlerait de force et qui devraient se faire plus loups que les loups s'ils ne voulaient être dévorés.
Tout au bout, prêt à prendre la tête de la colonne, Arnaud attendait lui aussi. Armé de pied en cap, immobile sur son destrier noir, hautain et silencieux, il ne montrait de lui-même que les deux tiers de son visage, sous le ventaille relevé du casque sans cimier.
Lorsque Catherine arriva à sa hauteur, ils échangèrent un regard, mais aucune parole. Ce regard avait cependant permis à la jeune femme de constater que son époux était blême, avec de grands cernes noirs autour des yeux... mais qu'il s'était rasé. Peut-être avec des moyens de fortune car des estafilades encore saignantes marquaient ses joues.
On se mit en marche vers le nord-ouest par un chemin étroit où l'orage avait creusé des fondrières. Sous le ciel gris, la campagne dégouttait d'eau. Pourtant, elle paraissait morte. Nulle part ne se voyait, filant d'une cheminée, la mince colonne de fumée qui traduisait la vie. Nulle part ne s'entendait même le chant d'un oiseau ou le coassement d'une grenouille. Tout se taisait. Seuls les pas des chevaux, ceux des fantassins, lourds et ferrés, se faisaient entendre.
Repus et encore ivres de la tuerie de la veille, les Écorcheurs traînaient la patte.
On chevaucha longtemps et en silence. À cause du bétail qui ne pouvait galoper, on allait au pas. Le temps était lourd, tiède et moite...
On y respirait mal, car le grand vent de cette nuit était tombé. C'était comme si on avait cheminé à travers une éponge gorgée d'eau.
Bientôt, on plongea dans la forêt et l'atmosphère se fit plus pesante encore.
Catherine se sentait le corps las et l'âme malade. Elle regardait le chemin, droit devant elle, sans jamais tourner les yeux vers Arnaud.
Parfois, en baissant les paupières, elle apercevait son genou et sa cuisse habillés de fer, mais ils étaient aussi rigides, aussi vides en apparence que les armures dans la salle d'armes de Montsalvy...
C'était comme un mauvais rêve qui lui collait à la peau et dont elle ne parvenait pas à se démêler...
L'homme qui l'escortait comme une ombre pouvait-il vraiment être le même que celui dont, depuis si longtemps, elle avait fait son unique raison de vivre ? Était-ce le même qui l'avait tenue dans ses bras, qui avait déliré d'amour contre son corps, qui lui avait donné ses deux petits ?
Il était là, tout près, et cependant bien plus séparé d'elle que lorsqu'une longue distance et les murs de la Bastille se dressaient entre eux car, alors, Catherine était en droit de croire que leurs cœurs battaient à l'unisson. Que s'était-il donc passé ? Il y avait là une énigme que son esprit, fatigué du voyage, ne parvenait pas à résoudre.
Un homme ne change pas à ce point, et surtout en si peu de temps, sans qu'un facteur quelconque, événement ou être vivant, ait opéré la transformation.
Évidemment, l'affreuse nuit qui venait de se dissiper lui avait fait comprendre qu'elle ne le connaissait pas, ou plutôt qu'elle connaissait mal ce monde des hommes de guerre.
Malgré les épreuves subies, elle ignorait bien des choses sur le compte de ces capitaines, superbes et vaillants dans les batailles, qui, depuis son enfance, passaient devant ses yeux admiratifs comme une fresque haute en couleur. Maintenant, elle savait qu'ils étaient capables du meilleur et du pire, qu'ils étaient bien rarement les défenseurs de la veuve et de l'orphelin, à moins qu'ils ne fussent de leur caste et qu'entre eux et le petit peuple, le peuple immense cependant, les rapports existants étaient à peu près les mêmes qu'à Rome, jadis entre les patriciens et leurs esclaves. Elle entendait encore, dans cette grange mal éclairée, la voix d'Arnaud qui protestait
: « Et les autres, que crois-tu qu'ils fassent à cette minute ?... »
Il fallait vivre, à n'importe quel prix, et bien vivre si possible, nourrir les hommes, payer les soldes et laisser s'assouvir les instincts sans se soucier surtout de ce que cela pouvait coûter de misères et de souffrances. Et pourtant, pour ceux de sa terre, à lui, pour les gens de Montsalvy, Arnaud était prêt à verser jusqu'à la dernière goutte de son sang. Seulement, c'étaient « les siens... ».