— Je ne me donnerai que par amour et je n'aimerai jamais qu'un homme digne de moi, c'est-à-dire capable de tout pour l'amour de moi... disait-elle en fermant à demi ses longues paupières bistrées auxquelles beaucoup rêvaient d'ajouter de galants cernes mauves.
Elle avait ainsi atteint vingt-cinq printemps sans avoir pris époux, encouragée d'ailleurs par Augustin qui craignait, en la mariant, de perdre sa ménagère.
— Aucun de ces culs-terreux n'est digne de toi, ma perle, lui disait le bonhomme en caressant sa joue veloutée. Tu vaux un seigneur !...
Avec ce genre de théorie, on pense bien que l'Augustin ne se faisait pas tellement d'amis chez les jeunes, mais les vieux haussaient les épaules avec philosophie et conseillaient la patience à leurs gars. Un jour viendrait bien où Azalaïs, lasse d'attendre un « seigneur », s'apercevrait que le temps passait et que la jeunesse ne dure pas éternellement. Elle se déciderait bien, alors, à prendre enfin un époux.
Les rêves matrimoniaux qu'Augustin caressait pour sa fille adoptive étaient venus jusqu'aux oreilles de Catherine, comme à celles de tout un chacun. Dona- tienne, la grave épouse du vieux Sébastien, en rapportant le propos s'en était montrée indignée, mais Marie Rallard, la femme de Josse, qui avait ramené de son séjour au harem de Grenade une étonnante connaissance de la nature féminine, avait tout de suite mis les choses au point :
— Augustin dit « un seigneur »... mais sa fille pense « Messire Arnaud ». Il faut voir comme elle le regarde quand sur son cheval il traverse la ville : une chatte devant une jatte de crème ! Et quand elle lui fait la révérence, c'est tout juste si elle ne se prosterne pas.
— Tu dis des bêtises, Marie ! avait alors répliqué Catherine. Elle n'oserait pas viser si haut.
— Ce genre de fille a le cœur bien accroché : ça n'a jamais le vertige et ça ne doute de rien !
Malgré elle, la châtelaine avait éprouvé une sensation désagréable.
Elle était sûre de l'amour de son époux et elle ne craignait pas les pièges d'une villageoise. Pourtant, Azalaïs lui rappelait les deux femmes dont elle avait eu le plus peur dans sa vie : Marie de Comborn, la cousine qui avait aimé Arnaud jusqu'au crime, et Zobeïda, la sultane qui l'avait si longtemps retenu prisonnier. Elle avait l'âpre convoitise de l'une, la sensualité à fleur de peau de l'autre, les mêmes cheveux de jais et la même peau ambrée. Et parfois, quand la dentellière venait au château pour livrer quelque voile de hennin ou quelque tour de cou, Catherine se prenait à se demander si elle n'était pas la troisième incarnation de quelque démon femelle attaché à lui arracher son amour.
Certes, Marie et Zobeïda étaient mortes toutes deux de la même façon et de la main même d'Arnaud, frappées par la dague à l'épervier d'argent qui avait toujours tenu lieu à Catherine de sauvegarde et de talisman, mais qui pouvait préjuger de l'avenir et des réactions d'un homme ?
Née dans un logis seigneurial, Catherine n'eût même pas prêté attention à cette fille. Elle eût méprisé une éventuelle rivalité avec ce qui n'eût été pour elle qu'une vassale perdue parmi les autres. Mais la fille de Gaucher Legoix, l'honnête orfèvre du Pont-au-Change, n'avait pas de ces dédains. Elle savait, par expérience personnelle, ce que l'amour peut tirer d'une petite-bourgeoise en fait de prodiges et de folies. Elle n'avait jamais commis l'erreur de mépriser un adversaire quel qu'il soit et n'avait jamais eu à se repentir de cette attitude mentale.
Depuis le départ de son époux, la dame de Montsalvy avait un peu oublié les craintes vagues que lui faisaient éprouver les yeux ardents et les lèvres humides d'Azalaïs. L'épreuve que subissait la cité les avait même balayées complètement. Pourtant, en découvrant la dentellière parmi l'auditoire de Gauberte, elle n'avait pu maîtriser un froncement de sourcils. Peut-être parce qu'au milieu de ces femmes en effervescence, Azalaïs était, comme d'habitude, à l'écart et trop tranquille... peut-être aussi à cause de ce demi-sourire moqueur et légèrement dédaigneux dont elle enveloppait ses concitoyennes, comme si ce qu'il pouvait advenir de ces femmes et même de la ville ne la concernait pas.
L'arrivée de la châtelaine provoqua, dans le petit groupe, un redoublement d'enthousiasme. A cette heure de danger, elle était l'âme de Montsalvy et chacune de ces femmes était secrètement flattée que cette âme soit l'une des leurs.
Sous couleur d'obtenir d'elle les derniers renseignements sur les mouvements de l'ennemi, on l'entoura d'un cercle de chaude amitié.