» Mais nous ne sommes plus vraiment le mont du Salut, la montagne sainte érigée au flanc de l'Auvergne, cette vieille terre de refuge où, de tout temps, les hommes poursuivis par l'Infidèle, qu'il soit Normand ou Sarrasin, venaient s'abriter. Nombreux étaient les couvents et les monastères entre Limagne et Rouergue mais, de tous, nous étions jadis le plus sacré... et le plus caché, car la relique insigne qui faisait notre sainteté, nous ne pouvions la proclamer et encore moins l'exposer, on nous l'eût bien vite arrachée.
» Tout a commencé il y a bien longtemps, avant même que le vénérable Gausbert ne fondât ce monastère pour en faire, au moins en apparence, le gardien des passes dangereuses, le secours des voyageurs égarés et des âmes en peine.
» Un soir, vers la fin de l'an 999, alors que le pays tout entier, et l'Europe avec lui, attendaient dans la crainte que sonnât l'heure fatidique de l'An Mil, annoncée comme devant être la dernière de ce monde, un homme, un voyageur, arriva ici, alors presque un désert. Il se nommait Mandulphe et il venait de Rome... »
L'abbé s'interrompit. Sara venait d'entrer portant sur un plateau l'habituel vin aux herbes et quelques fouaces sucrées au miel et encore chaudes. Elle déposa le tout sur la pierre de l'âtre, tisonna vigoureusement le feu, puis, consciente soudain du silence qui s'était établi à son entrée, regarda tour à tour l'abbé immobile et Catherine qui, les yeux brillants et une flamme aux joues, semblait attendre quelque chose. Elle se releva et secoua son tablier.
— Je vous laisse, soupira-t-elle. On dirait que je tombe mal ! Mais il faut que vous mangiez quelque chose, tous les deux, toi surtout, Catherine. La nuit sera longue...
La jeune femme releva sur elle un regard absent :
— Tout est-il prêt ?
— Oui. Marie et Bérenger achèvent leurs préparatifs et les miens le sont. Les enfants dorment bien. Quand on les emportera, ils ne se réveilleront qu'à peine. Je reviendrai tout à l'heure...
Et elle disparut, un peu vexée que ni Catherine ni l'abbé n'eussent fait un geste pour la retenir. Mais la jeune femme était trop passionnée par le récit de son compagnon.
— Alors ? fit-elle, continuez !
Il sourit de cette juvénile impatience, celle-là même des enfants auxquels on raconte une belle histoire. Michel avait la même et Catherine, à cette minute, lui ressemblait incroyablement.
— À Rome, reprit-il, un enfant de chez nous venait de se hisser au trône de Pierre. Il avait pris le nom de Sylvestre II, mais il avait été cet étrange moine Gerbert dont vous avez déjà maintes et maintes fois entendu raconter la vie fabuleuse... et souvent fort romancée. Ce qui est vrai c'est qu'il était simplement un petit berger des montagnes quand il entra, pour y faire profession, à l'abbaye Saint-Géraud d'Aurillac. Mais c'était un garçon bizarre, sachant bien des secrets de la nature que sa curiosité et les grandes solitudes lui avaient fait découvrir tout jeune.
» À l'abbaye, il se jeta dans l'étude avec un incroyable appétit de savoir. Mais il eut tôt fait de dépasser ses maîtres et, bientôt, il fut si savant, si brillant, que les bons moines commencèrent à le regarder de travers et à se demander si, pour savoir tant de choses que personne n'avait pu lui apprendre, il n'avait pas fait quelque pacte avec le Malin.
» Gerbert, alors, quitta le monastère pour courir le vaste monde, seule école à la mesure de son esprit universel. Il voulait aller plus loin, plus haut et plus profond tout à la fois. Il gagna la Catalogne.
Mais ce n'était pas le hasard qui lui avait fait choisir cette terre, si peu de temps auparavant encore grattée par les Maures : il voulait y fouiller les secrets des anciens rois wisigoths, ariens, hérétiques mais savants et dépositaires d'antiques secrets, et cela dans un but bien défini. Dans son Auvergne natale, en effet, les vieux contaient encore la grande peur qui s'était levée, cinq siècles plus tôt, à l'approche d'Euric, le Clovis wisigoth, l'homme qui avait conquis le Portugal, la Haute Espagne, la Navarre, la Gaule méridionale, mis le siège devant Clermont et battu les Bretons à Bourges.
» Arien convaincu, mais sans hostilité pour le christianisme, puisqu'il avait fait de saint Léon son meilleur conseiller, Euric ne se déplaçait jamais sans un mystérieux trésor qu'il traînait à sa suite comme un roi captif et qu'il faisait garder étroitement comme si la présence auprès de lui de cet objet garantissait sa vie elle-même. La légende dit qu'un horrible ulcère qu'il portait au flanc réapparaissait dès qu'il lui fallait s'éloigner un moment de ce trésor...
» Quand il mourut, à Arles, en 484, son fils, Alaric, monta sur le trône. Il était, lui, un hérétique sans nuances et le merveilleux trésor de son père, il l'eût peut-être fait disparaître si son beau-père, le grand Théodoric, roi d'Italie, ne s'en était emparé et ne l'avait emporté à Ravenne, sa capitale.