Je croyais, Monsieur, que la Guzla n'avait eu que sept lecteurs, vous, moi et le prote compris; je vois avec bien du plaisir que j'en puis compter deux de plus ce qui forme un joli total de neuf et confirme le proverbe que nul n'est prophf`ete en son pays. Je r'epondrai candidement `avos questions. La Guzla a ete cornpos'ee par moi pour deux motifs, dont le premier 'etait de me moquer de la couleur locale dans laquelle nous nous jetions `aplein collier vers l'an de gr^ace 1827. Pour vous rendre compte de l'autre motif je suis oblig'e de vous conter une histoire. En cette m^eme ann'ee 1827, un de mes amis et moi nons avions form'e le projet de faire un voyage en Italie. Nous etions devant une carte tracant au crayon notre itin'eraire; arriv'es `a Venise, sur la carte s'entend, et ennuy'es des anglais et des allemands que nous rencontrions, je proposai d'aller `a Trieste, puis de l`a `a Raguse. La proposition fut adopt'ee, mais nous 'etions fort l'egers d'argent et cette «douleur nompareille» comme dit Rabelais nous arr^etait au milieu de nos plans. Je proposai alors d''ecrire d'avance notre voyage, de le vendre а un libraire et d'employer le prix `avoir si nous nous 'etions beaucoup tromp'es. Je demandai pour ma part `acolliger les po'esies populaires et `ales traduire, on me mit au d'efi, et le lendemain j'apportai `amon compagnon de voyage cinq ou six de ces traductions. Je passais l'automne `ala campagne. On d'ejeunait `amidi et je me levais а dix heures, quand j'avais fum'e un ou deux cigares ne sachant que faire, avant que les femmes ne paraissent au salon, j''ecrivais une ballade. Il en r'esulta un petit volume que je publiai en grand secret et qui mystifia deux ou trois personnes. Voici les sources o`u j'ai puis'e cette couleur locale tant vant'ee: d'abord une petite brochure d'un consul de France `a Bonialouka. J'en ai oubli'e le titre, l'analyse en serait facile. L'auteur cherche `aprouver que les Bosniaques sont de fiers cochons, et il en donne d'assez bonnes raisons. Il cite par-ci par-l`aquelques mots illyriques pour faire parade de son savoir (il en savait peut-^etre autant que moi). J'ai recueilli ces mots avec soin et les ai mis dans mes notes. Puis j'avais lu le chapitre intitul'e. De'costumi dei Morlachi, dans le voyage en Dalmatie de Fortis. Il a donn'e le texte et la traduction de la complainte de la femme de Hassan Aga qui est r'eellement illyrique; mais cette traduction 'etait en vers. Je me donnai une peine infinie pour avoir une traduction litt'erale en comparant les mots du texte qui 'etaient r'ep'et'es avec l'interpr'etation de l'abb'e Fortis. A force de patience, j'obtins le mot `amot, mais j'etais embarrass'e encore sur quelques points. Je m'adressai `aun de mes amis qui sait le russe. Je lui lisais le texte en le prononcant `al'italienne, et il le comprit presque enti`erement. Le bon fut, que Nodier qui avait d'eterr'e Fortis et la ballade Hassan Aga, et l'avait traduite sur la traduction po'etique de l'abb'e en la po'etisant encore dans sa prose, Nodier cria comme un aigle que je l'avais pill'e. Le premier vers illyrique est:
Scto se bieli u
Fortis a traduit:
Che mai biancheggia nel verde Bosco
Nodier a traduit bosco par
1. Видение короля. [66]