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J’ai cherché d’autres moyens de me normaliser et de renouer avec la réalité. Ce fut ma première grande rencontre avec l’halopéridol, les neurolyptiques. Héloïse avait déjà terminé sa licence de littérature, je l’ai placée dans un bordel, rue de la Goutte-d’Or, où il y avait trois filles qui se faisaient dans les cinquante passes par jour. Comme tous les clients étaient des Nord-Africains, on ne pouvait pas être accusés de racisme. Avec l’aide d’Héloïse, je pus me documenter ainsi sur la vie des putes et la Goutte d’Or et écrire La Vie devant soi, qui s’appelait alors La Tendresse des pierres. J’ai eu des ennuis avec la police, parce qu’elle persécutait les putes et exigeait une part des droits d’auteur. De plus, le commissaire de police avait attrapé une blennorragie en procédant à une visite de mœurs et il était contre moi dans une rogne terrible, parce que s’il est vrai que la syphilis donne parfois de bons résultats, du point de vue génie, comme chez Heine, Nietzsche, Baudelaire et tant d’autres, la chaude-pisse n’a jamais rien fait pour personne et c’était de l’art pour l’art.

Je ne voulais être identifié ni comme clinique ni comme héréditaire, ni surtout comme simulateur, car je savais bien que je n’étais pas un python. Les neurolyptiques provoquaient des moments de lucidité particulièrement atroces où mon caractère humain devenait irréfutable et crevait les yeux.

Bref, ce n’était pas le moment de me faire connaître. Tout ce que je voulais, c’est ni vu ni connu. La paix de l’esprit.

Je m’étais donc désisté des prix, mais quelques mois plus tard, j’écrivis une lettre à mon éditeur, disant que ce n’était pas vrai, que je ne m’étais pas désisté du tout, que la première lettre était un faux. Je ne voulais pas qu’on s’imagine que je suis asocial et que j’ai des principes.

Il faut se lever tôt pour m’avoir. Malheureusement, le jour se lève tôt.

Mon cher éditeur parut légèrement contrariée.

— Mais je croyais que cette lettre était un faux…

S’il y a une chose dont j’ai horreur, c’est les mensonges. Ils sont beaucoup trop honnêtes.

— Je suis ambigu.

Alors là, je les ai tous eus. Ils étaient contents, rassurés. L’ambiguïté, c’était le grand truc à la mode. Ils n’ont plus rien dit. J’étais dans le vent. Au goût du jour. Et puis, il y avait la sincérité de mon aveu. Ça les émeuvait, meu, meu. S’ouvrir au vu et au su. Le don de soi, dans toute sa nudité. Les documents humains se vendent beaucoup mieux que les romans.

— Écoutez, dis-je, ce n’est pas possible.

— Qu’est-ce qui n’est pas possible ?

Mais ce n’était pas possible. Un amour comme le mien, ça tourne toujours à la haine. Je ne pardonnerai jamais.

— Enfin, monsieur Ajar, nous avons tous des difficultés psychologiques…

J’ai voulu me mettre à sangloter, mais j’avais peur d’en faire trop.

— Pensez quand même que votre premier livre a été très remarqué et que quinze mille lecteurs vous ont suivi…

Ce n’est pas vrai. Ils ont lu mon livre et ils y avaient peut-être pris du plaisir, parce que c’est quelqu’un d’autre, ça les a soulagés. Mais ils ne m’ont pas suivi. L’idée de quinze mille lecteurs qui seraient vraiment capables de suivre un livre est épouvantable. Même pour les livres qui disent comment faire pour maigrir, on recommande la prudence.

Je ne veux pas être suivi. Je jure sur tout ce que j’ai de sacré que je ne veux mener personne nulle part.

Je me défends, c’est tout.

Pour le reste j’élève ma toute petite voix de souris – Ajar, ça veut dire « souris » en hongro-finnois – j’élève ma toute petite voix uniquement pour hurler que j’ai peur et qu’il faut avoir encore plus peur que la peur et que la peur en 1976 est, comme elle l’a toujours été, mais jamais à ce point, la seule authenticité absolue, profonde, universelle, fraternelle, et qu’au moment où j’écris ces lignes les cheveux se dressent sur la tête à l’idée que je suis assis sur une chaise et que personne, personne ne peut être sûr qu’une chaise n’est pas un agent pseudo-pseudo chargé de la plus angoissante conspiration qui soit : celle de prêter à tout ce qui vous entoure un aspect rassurant, quotidien, familier.

Méfiez-vous de cette corbeille à papier, de ce cendrier, de cette table : leur immobilité tapie à l’affût est la plus évidente des ruses : ça va sauter, croyez-moi, ça va sauter d’un moment à l’autre.

Méfiez-vous. Les mots ennemis vous écoutent. Tout fait semblant, rien n’est authentique et ne le sera jamais tant que nous ne sommes pas, ne serons pas nos propres auteurs, notre propre œuvre. Croyez-moi : j’étais déjà ça quand braillait Homère. L’authenticité ne sortira pas du foutre que nous sommes. Il faut changer de foutre.

Le docteur Christianssen me dit de fermer ma gueule, au moment opportun, mais il n’y a pas de moment opportun pour fermer sa gueule.

J’ai signé le nouveau contrat comme le précédent : Émile Ajar. J’étais inquiet : ça faisait deux fois que j’utilisais le même nom, et j’ai une peur bleue de la mort. Mais le docteur Christianssen m’avait rassuré.

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