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— Je n’ai que faire de vos consolations et de vos ruses espératrices. Il demeure que l’humanité est le seul fruit tombé qui n’ait point connu d’arbre. La seule solution possible est d’accepter son caractère tombé, échoué, inachevé et mutilé en évitant de l’apercevoir. Les psychiatres sont justement chargés de cette mission sacrée, qui est de lutter contre les excès de lucidité. C’est pourquoi je suis ici. L’art, monsieur le rabbin, est une caricature d’un ailleurs. J’ai quelque mal à l’accepter. Mais j’y parviendrai.

Il se tortilla la barbiche en méditant sur l’anonyme.

— On peut concevoir des poèmes qui ont pris corps céleste et où vivent des familles heureuses, me lança-t-il.

— Il y a en effet toutes sortes d’espoirs de première bourre, répliquai-je, et je reconnais que nous ne sommes pas sans susucre. Cependant, monsieur le rabbin, si on fait la somme de toutes les prières qui ont été adressées depuis le premier cri, on est tenté d’admettre avec Mao que huit cents millions de Chinois ont plus de chance d’y arriver. La vérité est qu’il n’y a pas eu d’or originel et que le toc est resté du toc.

Il me lança un regard triste et s’effaça, car il n’était pas en mesure de lutter contre mes cent cinquante gouttes d’halopéridol.

Je reçus également un coup de téléphone de mon éditeur : madame Simone Gallimard voulait savoir quel titre j’entendais donner à mon nouveau livre. Quand je lui dis que le titre était PSEUDO, elle garda longtemps le silence et je me demandai si je n’avais pas blessé ses sentiments religieux.

Il y avait cependant des moments où le toc devenait intolérable et je nous cherchais des excuses. Je me disais que nous étions peut-être dans cet état informe, mutilé, inachevé et souvent mis de côté dans lequel Faust avait vécu pendant le temps pour lui interminable que Gœthe avait mis à l’écrire. Il existe sur ce point divers témoignages, notamment dans une lettre du jeune Heine, qui avait rendu visite à Faust alors que celui-ci n’avait qu’un demi-visage, pas de bras et une seule couille. On oublie en général que Gœthe avait travaillé plus de quinze ans pour finir son œuvre. Il s’agit donc peut-être d’un auteur qui existe bel et bien mais qui n’est pas pressé ou qui n’a pas la notion du temps. Il faut faire la part du feu sacré et de l’inspiration chez un créateur même si en attendant il vous jette au rebut d’ébauche en ébauche, depuis des millénaires. Je m’amusais parfois à imiter sur mon ventre, au crayon rouge, la signature de Tonton Macoute, dont on ne disait point à ce moment-là qu’il fût mon auteur. Personne ne soupçonnait encore nos liens héréditaires.

J’allais mieux, mes tendances suicidaires avaient disparu, je n’avais plus envie de me supprimer en laissant ce mot d’explication : « enfin authentique ». Je voyais plus clairement ce qu’il y avait d’universel dans l’indifférence dont j’étais l’objet et dans mon conflit de non-fils avec un non-père.

Il y avait aussi d’autres moments où cette absence devenait intolérable et je me remettais à lutter. Je regardais le grand arbre du jardin et je me demandais : qui est là ? comme au temps de mon enfance. C’était, je le savais bien, ce qu’on appelle dans leur jargon une « conduite régressive », mais de régression en régression, il est peut-être possible de rencontrer quelqu’un. Les murs de la clinique étaient insonorisés, à cause des combats de Beyrouth, mais j’entendais autour de moi la circulation de deux milliards de faux jetons de présence qui œuvraient à la bonne marche du toc. Il y avait surtout chaque nuit des meutes de mots qui se réunissaient en concile et vérifiaient méticuleusement pour le lendemain leur pouvoir frauduleux. Il fallait même se taire avec une extrême circonspection car le pouvoir était déjà à l’intérieur ; pour échapper à son emprise, même les poètes se laissaient mourir de silence. Parfois un mot se frayait un chemin par surprise, avec son bidon de sens, mais les neuroleptiques colmataient aussitôt cette brèche. J’entendais quelqu’un me murmurer que j’étais un lâche et que la seule façon de se défendre était les armes à la main, mais je n’étais pas capable d’un choix de victimes. Le docteur Christianssen nous avait prêté deux stéthoscopes, Alyette s’allongeait près de moi et il nous arrivait de nous parler ainsi jusqu’à l’aube.

Le docteur Christianssen s’est révélé un salaud. C’était son tour d’être un salaud. Car il ne faut pas croire, ils ont des salauds au Danemark aussi. C’est leur côté démocratique. Les Danois choisissent chaque année des personnes qui assument le rôle fraternel de salauds, par rotation. Les Danois sont très conscients et solidaires du reste du monde et ils ne veulent pas rompre les liens.

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