Lorsqu’il ne pouvait pas jouer, grand-père Ilya écrivait en russe des drames psychologiques qu’il forçait sa femme à lui lire à haute voix. Grand-mère devenait ainsi de plus en plus religieuse et elle courait prier à la synagogue dès qu’elle finissait de lire. Grand-père écrivit ainsi, en russe, à Nice, cinquante-trois drames psychologiques, qui allaient lui rapporter une immense gloire lorsqu’il reviendrait en Russie, après la disparition des Bolcheviks, laquelle allait se produire d’un moment à l’autre. Toute l’immigration blanche à Nice et les chauffeurs de taxi russes-blancs à Paris – dont il y avait alors plus de deux mille –, avaient exactement les mêmes idées que Soljenitsyne aujourd’hui, mais ils étaient alors réactionnaires. Grand-père détestait sa femme, pas parce qu’elle était juive, car il n’était pas antisémite bien que cosaque, mais parce qu’il la martyrisait. Plus il la martyrisait, et plus il lui en voulait. C’était la psychologie qui l’exigeait.
Je pense souvent aux cinquante-trois drames que grand-père Ilya Ossipovitch avait écrits et je m’imagine qu’ils étaient géniaux, pour lui faire plaisir. Je ne l’ai pas connu, c’est pourquoi je l’aime beaucoup. Je pense aussi qu’il jouait pour perdre, parce qu’il ne pouvait pas vivre sans drames.
C’était un chauve intégral, comme mon père, bien que l’un fût un Yougoslave du Monténégro et l’autre un Russe de Koursk. J’ai beaucoup de cheveux, ce qui prouve qu’on peut échapper à l’hérédité.
Toute la famille du côté maternel avait besoin de drames. Une des sœurs de mon grand-père avait épousé à dix-sept ans un jeune homme qui lui avait collé la syphilis la nuit des noces. Elle devint folle. Une autre sœur, Olga, s’était fait violer par un cosaque, exactement comme dans
Excusez-moi de gueuler, c’est faute de voix.
Le grand drame de ma mère, c’était l’honnêteté. C’est peut-être le plus grand drame de tous, car il vous laisse peu de chances.
J’en ai la preuve. Ma mère avait vécu honnêtement, elle avait élevé honnêtement trois enfants et elle est morte malhonnêtement, d’une lente sclérose cérébrale avec d’odieuses rémissions qui lui rendaient toute sa conscience, pour qu’elle pût souffrir davantage.
À vingt ans, elle s’était tiré une balle de revolver dans la poitrine. Le professeur Rojine, à Nice, l’avait sauvée, et c’est ainsi que je suis né. Elle m’avait raté, moi aussi.
Je ne sais pas de qui ma mère était amoureuse et pourquoi elle s’était tiré cette balle dans la région du cœur. Je ne peux qu’imaginer.
Tonton Macoute lui versait une petite mensualité. Je me sens obligé de le dire.
Il y a chez lui une photo de ma mère, prise lorsqu’elle avait vingt ans. Cela aussi je me sens obligé de le dire. Il garde la photo à côté de celle du général de Gaulle. Il faut le faire.
Mon père avait été directeur de l’hôtel Scribe et de l’hôtel Continental. Je rencontre encore des gens à Nice qui me regardent avec respect parce que c’était un buveur légendaire. Personne ne l’avait jamais vu saoul. À l’âge de dix-neuf ans, il commençait sa journée par une demi-bouteille de slivovic.
Il a laissé ma mère sans un rond mais avec une légende.
Lorsque les journaux ont écrit qu’Émile Ajar n’existait pas, que c’était une « fabrication », ils disaient la vérité. J’ai été vachement fabriqué, je vous le jure et même fignolé.
Nous sommes tous des enfants qu’on nous a fait dans le dos.
Madame Yvonne Baby m’a demandé :
— Comment vous est venue l’idée d’écrire en ajar ?
Elle ne m’était pas venue, cette idée. On me l’a donnée. Pour rien.
J’avais au lycée de Nice un copain dont la mère était à l’asile psychiatrique. Et dont le père était alcoolique.
Les copains l’appelaient Gégène.
Quant à moi, je suis allé finir mon lycée à Toulouse.
Gégène. Vous savez, l’almanach Vermot.
C’est ainsi que j’ai volé à un copain l’idée d’écrire en ajar.
Un soir, ma mère a pris une boîte de carton, elle y a fourré en vrac quelques bijoux et un tas de montres, car Au Rubis était aussi une horlogerie, et elle est partie à pied de Nice à Paris pour me voir.
On l’a retrouvée errant dans la campagne, sur des chemins perdus, incapable de parler.
Ça a duré encore un an et demi, avec des allers-retours.
Elle me disait :
— Tu seras écrivain, comme ton…
Ou peut-être disait-elle comme « Tonton ». Je ne me souviens plus.
Ma mère est une dame danoise de soixante-quinze ans qui vit paisiblement à Bjorko, où elle élève de bons chiens et des fleurs. Elle a des cheveux blancs, et rit beaucoup. Je vais la voir plusieurs fois par jour, surtout depuis que je suis à Copenhague. Mon père est danois aussi, c’est un parent éloigné du docteur Christianssen. Je crois que mon vrai père est le docteur Christianssen et que je suis danois aussi. Les Danois ne sont pas antisémites.