J’avais pris un autre avocat et puis un autre, mais ils se désistaient tous. Personne ne voulait assurer ma défense. Il y avait ceux qui étaient sûrs que je n’existais pas et qui craignaient pour leurs honoraires. Il y avait ceux qui savaient que j’existais et qui me disaient que je n’avais pas besoin d’un avocat mais d’un psychiatre. Je les faisais chier avec mes histoires de petits chats au-delà de toutes limites.
Il y en avait même un qui m’avait dit que ce n’était pas plaidable, qu’il y avait mes empreintes digitales partout sur la société.
Madame Yvonne Baby arrivait le lendemain matin. J’étais couché dans le noir et je ne savais plus à quel sain me vouer. Je me sentais coincé, constaté, pris dans une telle authenticité que j’entendais déjà de tous les côtés les
Je ne voulais pas être connu. Je voulais, dans un coin inconnu d’une campagne inconnue, une vie inconnue avec une femme inconnue, un amour inconnu, une famille encore inconnue, avec autour de moi des êtres humains encore inconnus qui réussiront peut-être à bâtir un monde encore tout à fait inconnu.
J’ai peur, en écrivant cela. J’ai peur de monsieur le Ministre de l’intérieur. Tous les ministres de l’intérieur finissent toujours en vous, à l’intérieur.
À huit heures du matin, mon nouvel avocat m’a appelé de Paris.
— Votre éditeur me dit que vous allez donner une interview au monde.
— Oui.
— Je croyais que vous vouliez rester anonyme.
— Moi aussi.
Il dit, sévèrement :
— Ajar, vous êtes ambigu.
— Je ne suis pas ambigu. Je suis héréditaire et cela veut dire à hue et à dia, pour me dérober à mes auteurs. Les gènes, ça suffit, comme inéluctable. Vous n’avez pas lu dans les journaux que je suis une œuvre collective ?
— Est-ce que vous voulez être connu, oui ou non ?
— Non ! gueulai-je. Absolument non ! Mais si je ne me fais pas connaître, on continuera à dire que c’est un autre qui a écrit mes livres ! Ça, je ne peux pas tolérer !
— Vous allez avoir la police sur le dos ! Il y a un traité d’extradition entre la France et le Danemark, ne l’oubliez pas !
Je me suis couvert de sueur froide. Je ne me souvenais plus de ce que je lui avais raconté, à celui-là, mais c’était peut-être vrai.
J’étais blême. J’ai beau mentir, simuler la simulation, c’est moi le coupable. C’est toujours moi. Il n’y a pas le moindre doute là-dessus. Les preuves existent. Les empreintes digitales sont là. Depuis des millénaires.
— Écoutez, Maître, j’avais quatre ans quand j’ai tué ce petit chat. C’était il y a trente ans. Ce n’est pas possible que ce soit encore dans mon dossier. Il y a prescription, non ? Et je ne me branle presque plus, je vous jure.
— Ajar, cherchez-vous un autre avocat. Je me désiste. Vous m’avez déjà dit que cette bombe, dans le Drugstore, c’était vous, que vous avez commis trente-deux agressions contre des vieillards, que votre vrai nom est Hamil Raja, que vous avez pratiqué des avortements de Père inconnu, que vous êtes proxénète, de la police parallèle, que Ben Barka, c’est vous, que vous êtes de la CIA, du KGB, alors ne me faites pas chier immensément avec votre petit chat. La bombe atomique, ce serait pas vous par hasard ?
— C’est moi, avouais-je fermement, car il ne pouvait y avoir aucun doute là-dessus, et il se mit à hurler, l’écume aux lèvres, tellement, qu’il a réussi à me baver sur la figure de Paris à Copenhague par téléphone.
Madame Yvonne Baby devait venir à raidi. À dix heures du matin, Tonton Macoute était au bout du fil.
— Tu reçois des journalistes du
— Et alors ? Il n’y en a que pour toi ?
— Je te demande en tout cas de ne pas dire que tu es mon… neveu.
Il hésite toujours, avant de dire neveu. Parce que le fils d’une cousine, ça fait quoi, au juste ? Ou alors…
— Pourquoi ? T’as honte de moi ?
— C’est mauvais pour toi. On écrira que je t’ai aidé.
Mégalo. Mais alors, mégalo ! J’ai même pas pu rire, j’ai fait
Et puis je n’ai plus ri du tout. Je pratique des trous de mémoire, par salubrité et hygiène mentale, mais c’est parfois impossible. Quand j’avais écrit mon deuxième livre, j’avais trouvé un titre qui me plaisait bien :
— Oui, j’ai fini.
— Tu as un titre ?
—
Il parut sidéré. Mais vraiment, ce qu’on appelle. Il avait avalé quelque chose. Et puis il a souri. Ironique. J’aurais dû me méfier.
— C’est un très, très beau titre, dit-il avec insistance.
Et il est parti.
Le livre est allé à l’impression. Les épreuves étaient prêtes. La couverture aussi. Encore maintenant, on voit sur la couverture la tendresse et les pierres…