Je continuais parfois à avoir des angoisses assez atroces. Le docteur Christianssen dit que ce n’est pas de l’angoisse, c’est de l’anxiété, mais je crois qu’il dit ça pour me tranquilliser. Alors, Alyette se levait et allait caresser une chaise, la table, les murs, pour me rassurer et me montrer qu’ils étaient bons chiens quotidiens et familiers et qu’ils n’allaient pas sauter sur moi pour m’égorger.
Les chaises me font particulièrement peur parce que leurs formes suggèrent une absence humaine.
Ce fut le lendemain matin que mon plus cher désir obsessionnel dont j’étais totalement innocent, vu mon caractère pathologique, s’est brusquement réalisé dans toute son horreur.
Mon éditeur m’appela de Paris.
— Ajar, j’ai une bonne nouvelle pour vous. Une envoyée spéciale du monde, Madame Yvonne Baby, va venir spécialement à Copenhague pour vous interviewer.
Je mis du temps à comprendre.
— À Copenhague ? Mais je croyais que j’étais au Brésil, je l’ai lu moi-même dans les journaux.
— Écoutez, Ajar, le Brésil c’est trop loin, ça coûterait trop cher. Ce n’est pas la peine qu’Yvonne Baby coure au Brésil, où vous n’êtes ni l’un ni l’autre.
J’ai gueulé de toutes mes forces, car il est important dans une œuvre de fiction littéraire que le personnage principal soit soutenu, sans bavures :
— Je refuse ! Vous êtes malade ou quoi ? Elle va débarquer dans une clinique psychiatrique pour m’interviewer ? Mais vous ne vous rendez pas compte ?
— Écoutez, mon cher Émile, fini de jouer au con. Vous n’êtes pas « psychiatrique », comme vous dites. Vous êtes
— Politique ?
— Ça va, ça va. Vous n’êtes pas « psychiatrique ». Vous êtes
J’ai failli me trouver mal.
Ce n’était pas Auschwitz, les massacres, la misère, l’horreur, Pinochet, Plioutch : c’était le petit chat.
Les psychanalystes sont vraiment parfois d’affreuses salopes.
— Je ne veux pas la recevoir !
— Très bien, mais je dois vous dire ce qu’on répète un peu partout dans Paris.
— Quoi ?
— Que c’est quelqu’un d’autre qui a écrit ou vous a aidé à écrire votre livre.
Ça m’a fait un coup terrible à l’organe populaire. J’ai craqué, j’ai vraiment craqué, je me suis fendu, je me suis ramassé, j’ai poussé un coup de gueule absolument effrayant de blessure, d’indignation et d’horreur…
—
— Aragon. Queneau. On dit même que vous n’existez pas.
Je m’étranglais. J’étais tellement blessé dans mon amour-propre d’auteur que j’aurais tué cent petits chats sans même le remarquer pour sauver mon honneur.
— Eh bien, qu’elle vienne, cette journaliste. J’irai à l’aéroport avec des fleurs, s’il le faut.
— N’en faites pas trop. Vous devez rester fidèle à votre personnage, Ajar.
— Quel personnage ?
— Le vôtre.
Je ne sais pas pourquoi je pensais soudain à Tonton Macoute avec un véritable désespoir. En Haïti, ils ont des sorciers tout-puissants. C’est connu. Ils vous pourrissent sur pied.
— Vous avez déjà une légende, Ajar.
— Quelle légende ?
— Un certain mystère, un côté hors-la-loi, peut-être terroriste, mauvais coucheur, salaud, maquereau. Vous avez une légende, il faut la préserver. C’est ce qu’on appelle la publicité rédactionnelle. C’est la meilleure de toutes. Elle ne s’achète pas et ça fait vraiment vendre.
Je me suis entendu dire quelque part, très loin de moi, car c’était peut-être quelqu’un d’autre :
— Ils ont des sorciers tout-puissants en Haïti au pays des Tontons Macoute qui peuvent faire de vous n’importe quoi à distance par des procédés de sorcellerie ignobles, tels qu’une épingle à travers l’organe populaire sur une photo, où vous êtes toujours vous-même sans défense.
Je me suis aussi entendu dire de très loin, comme d’Haïti :
— Comment ça marche, les ventes ? On est à combien d’exemplaires ?
— Trente mille, dit-elle, et je fus un peu déçu, car enfin, quand même.
Cette nuit-là, je fus un oranger à Tunis qui fleurissait. J’ai toujours voulu être un oranger qui fleurit, mais qui s’arrête avant, qui ne donne pas de fruits, par principe.
Je me défendais de mon mieux. Mon auteur favori, c’est Hans Christian Andersen.
Mais je savais que je n’étais pas de taille pour me défendre tout seul et c’est pourquoi j’avais pris un avocat, car je savais que cela pouvait être d’un moment à l’autre, bien qu’il fût impossible de dire quoi au juste, vu l’abondance des accusations qui peuvent être formulées. J’avais choisi Maître Fernand Bossat, qui m’inspirait confiance parce que je ne l’avais jamais rencontré, mais nous avons dû nous séparer, Maître Bossat et moi, parce qu’il disait que je n’étais accusé de rien. C’est un des hommes les plus intègres que j’aie jamais rencontrés, un désintégré comme moi n’aurait pas dû y toucher avec des pincettes.