— Évidemment que c’est moi. J’ai couché avec ma mère et c’est sorti incestueux, consanguin, dégénéré, fou, uniquement, uniquement dans un but d’art. La tragédie grecque, ça valait bien la peine, non ? Vous ne serez quand même pas étonné de savoir que la Création a été un acte artistique ? Sans horreurs, sans une variété et une richesse extraordinaires de souffrances, sans mort et donc sans un renouvellement continu de sujets, il n’y aurait pas eu de littérature, pas de sources d’inspiration, et où serions-nous ? La création du monde a été entreprise dans un but uniquement artistique. C’est une réussite dont témoigne une profusion extraordinaire de chefs-d’œuvre.
C’était Tonton Macoute tout craché.
— Et le reste ?
— La seule chose qui compte, ce sont les chefs-d’œuvre, Pavlowitch. Je relis toujours Dante, Shakespeare, Tolstoï, Dostoïevski avec une immense satisfaction.
— Et moi, vous m’avez lu ?
— Bien sûr. J’essaye de me tenir au courant des nouveautés. J’ai créé tout ça parce que je suis un passionné de littérature, de musique, de peinture. Sans ça, vous pensez bien, je m’y serais pris autrement. Et ne vous tracassez pas pour l’avenir. J’y veille. Il y aura, encore, quelques très beaux chants. Vous avez des dispositions, Ajar, mais vous vous intéressez trop à vous-même. Occupez-vous davantage de la souffrance des autres : il y a là encore des livres admirables qui attendent. Il ne faut pas que les hommes souffrent pour rien, mon petit. Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. Prenez vos distances envers vous-même et contentez-vous de la souffrance des autres : de l’épopée, Pavlowitch, de l’épopée. Le « moi » c’est trop intimiste, limité, trop vite épuisé : l’humanité est une mine de sujets, une véritable mine d’or pour un écrivain. Regardez autour de vous : encore quelques Chilis, quelques Goulags, quelques massacres, quelques persécutions bien senties, et vous serez un grand écrivain, Ajar, ils ne seront pas morts pour rien.
— Je vais aller vivre en Chine.
— Oui, ils ont un passage à vide, du point de vue littéraire.
Il parlait un peu anglais. Les Danois sont très loquaces. Il me servit mon whisky, laissa la bouteille, j’ai signé et il est parti. J’ai voulu appeler room service pour être sûr que c’était bien Lui, mais j’ai laissé tomber, c’est toujours quelqu’un d’autre.
J’ai presque fini. Le danois court parmi les arbres et aboie, car il y a écureuil. Mon Dieu, mon Dieu, il n’y a plus un mot de vrai, autour, sauf le mot Dieu, qui est bien un mot du vocabulaire. Ne cherche plus, Ajar, les arpates dans les castacrous, parce que l’alphabet à lui tout seul garde toutes les issues et est un bon garde-chiourme. Il y a bien la musique, mais elle collabore : elle aide à vivre. Il y a le rire des enfants mais il déchire le cœur par son ignorance. Il y a partout des signes qui ne trompent pas car c’est bien tel quel.
Des cavaliers immortels passent au galop dans le ciel, mais ce ne sont que des nuages, il n’y a pas mythe. À mes pieds les religions cassées pourrissent, tombées du vieux noyer qui ne sait même pas qu’il ne donne plus que des noix creuses. Il continue, car il a été conçu spécialement et dans ce but. Prémédité, persécuté. Des fumées au-dessus des toits pour rassurer le feu sacré, afin qu’il donne. Des oiseaux, des abeilles et des fleurs, qui banalisent. À l’horizon, pas un chat, car la raison a fait le vide. De nouvelles routes bien tracées, pour aller toujours plus loin nulle part. Des cataclysmes qui se retiennent, pour plus de plaisir.
S’accepter à perte de vue. Acceptation de soi-même jusqu’à la disparition de toute visibilité du monde, de toute souffrance d’autrui. Ou alors, acceptation de soi-même avec autodafé, pour libérer une chambre à l’hôpital psychiatrique.
— Paul, tes yeux recommencent !
— Ce n’est rien, ma chérie, c’est seulement l’autodafé. Je ne sais si j’ai été vaincu, si c’est par lâcheté, soumission, résignation, bref, si c’est une « guérison », mais je me sens prêt à m’accepter comme caricature, pour devenir enfin mon semblable, mon frère. Une ébauche, en attendant la gomme à effacer et un tout autre auteur. Nous pourrons nous aimer, comme on dit vulgairement, et personne ne s’étonnera d’un tel excès de platitude : l’amour est encore toléré chez les caricatures, parce qu’il leur est permis d’exagérer.
Elle me caressa les cheveux tendrement, sans pudeur littéraire.
— C’est vrai. Nous pouvons même vivre heureux, car les caricatures ne sont pas réalistes.
— On pourra parler de l’organe populaire, sans être accusés de médiocrité artistique, car on pardonne tout aux caricatures.
— Le soleil pourra enfin briller sans souci d’originalité…