Une telle conduite provoquait immanquablement un rassemblement masculin – des hommes déjà sur le retour jusqu’aux gamins à peine pubères. Il s’accompagnait d’exclamations élogieuses à l’adresse de la beauté et de lazzi envers les chemises jaunes. Les premières filles à jouer ce petit jeu appartenaient à la catégorie « machine à sous », mais de nombreuses volontaires sont rapidement venues leur prêter main forte, au point que Prof a décidé qu’il n’était plus nécessaire de dépenser d’argent. Il avait raison : même Ludmilla, timide comme un ange, voulait essayer, et si elle ne l’a pas fait, c’est seulement parce que Mamie le lui a interdit. Mais Leonore, son aînée de dix ans et la plus jolie fille de notre famille, s’est proposée et Mamie ne s’y est pas opposée. Elle est revenue, rose d’excitation, toute contente d’elle et impatiente de recommencer à taquiner l’ennemi. Elle avait pris seule cette initiative car elle ne savait même pas qu’une révolution se préparait.
Pendant ce temps, je voyais rarement Prof, et jamais en public ; nous restions en contact par téléphone. Au début, nous avons connu quelques difficultés, notre ferme n’ayant qu’un poste pour vingt-cinq personnes. Sans contrôle, les jeunes y seraient restés pendus des heures entières. Mamie était stricte : nos gosses avaient le droit de passer un seul coup de fil par jour et la conversation ne devait pas durer plus de quatre-vingt-dix secondes, sous peine de sanctions graduelles – sanctions tempérées par sa tendance à accorder des exceptions qui s’accompagnaient toujours des « Sermons de Mamie sur le téléphone » : « Quand je suis arrivée sur Luna, il n’y avait pas de téléphones privés. Vous, les enfants, vous ne pouvez pas vous rendre compte…»
Nous avions été l’une des dernières familles prospères à faire installer le téléphone ; il venait d’arriver quand j’avais été opté. Nous étions riches parce que nous n’achetions une chose que si la ferme ne pouvait elle-même la produire. Mamie n’aimait pas le téléphone parce que l’Autorité absorbait en grande partie les redevances payées à la compagnie des télécommunications de Luna City. Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi (« puisque tu connais toutes ces choses, Manuel chéri ») je ne pouvais soustraire un téléphone aussi facilement que l’électricité. Que l’appareil ne constitue qu’une partie d’un vaste ensemble auquel il se doit d’être relié ne lui effleurait pas l’esprit.
J’y suis pourtant parvenu. Le problème, avec les postes trafiqués, concerne la réception des appels. Puisque votre téléphone n’est pas enregistré, vous pouvez toujours donner un numéro aux gens, le système lui-même n’est pas raccordé à votre domicile et ne peut donc recevoir le moindre signal lui disant de vous relier à votre correspondant.
Une fois Mike dans notre camp, la liaison ne présentait plus de difficulté. J’avais dans mon atelier la plus grande partie du matériel dont j’avais besoin : j’ai acheté quelques articles et m’en suis fait livrer d’autres. J’ai foré un minuscule trou qui allait de mon atelier jusqu’au placard du téléphone et un deuxième jusqu’à la chambre de Wyoh – tout cela dans une roche épaisse d’un mètre, mais un foret laser équipé d’une fraise de la taille d’un crayon a rapidement fait le travail. J’ai démonté le téléphone conventionnel, effectué un couplage sans fil jusqu’à la ligne et dissimulé le tout. Il me restait juste à cacher des récepteurs stéréophoniques et un haut-parleur dans la chambre de Wyoh et dans la mienne, puis à mettre en place un circuit destiné à augmenter la fréquence pour obtenir le silence sur la ligne de téléphone Davis, ainsi qu’un convertisseur pour rétablir la fréquence auditive à la réception.
Le seul problème a été de faire tout cela sans me faire remarquer, mais Mamie m’a prêté main forte.
Tout le reste, Mike s’en est chargé. Je n’ai pas eu à utiliser des câblages compliqués ; à partir de cet instant, je tapais « MYCROFTXXX » seulement quand j’appelais d’un autre endroit. Mike écoulait en permanence dans l’atelier et dans la chambre de Wyoh : quand il entendait ma voix ou celle de Wyoh prononcer « Mike », il répondait, mais jamais en présence de quelqu’un d’autre. Les timbres vocaux se révélaient aussi identifiables pour lui que les empreintes digitales ; jamais il ne s’est trompé.