Dans la fraîcheur de la maison, les volets fermés, ses filles s’affairaient autour d’elle, lui enlevaient les chaussures, lui apportaient à boire, lui préparaient une douche… Mais Martine ne pouvait rester déjeuner, il lui fallait passer chez sa mère. Il s’agissait d’aller lui faire une visite de temps en temps, sans quoi, il arrivait que Marie commençait à crier qu’on la privait de l’affection de sa fille, qu’elle ne l’avait pas vendue en esclavage ; bref, il valait mieux que Martine y allât… Mme Donzert n’avait pas essayé de l’en dissuader, elle avait dit même avec une certaine précipitation : « Va, ma fille, Cécile te gardera le déjeuner au chaud, ne te presse pas… »
La rue était déserte. C’était l’heure du déjeuner. Martine était seule dans la rue. Seule dans la vie. M’man Donzert n’était pas sa mère, sa mère n’était pas une mère, et Daniel n’avait pas paru. Le gros vieux chien de l’entrepreneur de maçonnerie, couché devant la porte, ouvrit un œil à son passage. De la petite maison remise à neuf par des Parisiens, arriva une bouffée de rire. Dans le potager du père Malloire, des soleils regardaient leur confrère céleste. Sa maison était la dernière du pays, après la rue devenait une route goudronnée, et commençaient les champs. Il faisait une de ces chaleurs ! A la lisière de la forêt stationnait une petite quatre-chevaux[53] abandonnée : les passagers devaient pique-niqueur quelque part sous les arbres… Voici le tournant…
Martine avait ralenti le pas : on ne savait jamais ce qui pouvait vous attendre dans la cabane. Elle regardait autour. Rien n’avait bougé ici depuis le temps où Martine-perdue-dans-les-bois avait habité sous ce toit de tôle rouillé… Pas trace d’enfants, mais Martine perçut un chuchotement, elle revint sur ses pas. Ils étaient là sous le toit de l’appentis. La grande sœur qui tenait dans ses bras le dernier-né, les grenouilles de bonne humeur, cinq en tout maintenant au lieu de quatre… Tout ce monde était assis sur la poutre.
— Cht-t-t… firent-ils ensemble.
— Il y a du monde ? chuchota-t-elle.
La grande sœur montra du doigt le vélo adossé à la cabane. Et elle demanda :
— Tu viens manger ?
— Je préfère partir… Tu diras à la mère que je suis venue…
Martine tourna le dos à la famille. Ni bonjour, ni au revoir, personne ne dit rien.
Martine continua à marcher sur le petit chemin. Puis elle tourna, prit un sentier, s’enfonça dans la grande forêt. Mme Donzert n’était pas pressée de la voir, après tout elle n’était pas sa fille, elle n’était qu’une étrangère… Martine avait abandonné le sentier et s’en allait sur les mousses… des branches sèches craquaient sous ses pas. Elle se sentait malheureuse. Avoir une mère pareille !.. On ne lui en tenait pas rigueur[54] au village, au contraire, on la plaignait, à la voir si propre, si travailleuse… Mais si cela n’avait pas été pour Daniel, elle aurait quitté le village, elle serait partie pour Paris, où personne n’aurait su d’où elle venait, ni quelle mère elle avait. Mais quel espoir pouvait-elle avoir de jamais rencontrer Daniel à Paris, d’autant plus qu’il habiterait sûrement Versailles… ici au moins pendant les jours qu’il passerait au pays, il y avait une chance, une toute petite chance… Non, elle n’avait pas besoin de se dépêcher, personne ne l’attendait, sa mère elle-même ne criait que pour la forme, lorsqu’elle laissait passer les dimanches sans venir, elle criait parce qu’elle ne voulait pas qu’on dise au village : voilà Martine devenue une demoiselle, elle ne fréquente plus sa famille. Martine-perdue-dans-les-bois, assise sous un immense hêtre, sanglotait et remuait autour d’elle les faînes sous lesquelles il pouvait y avoir des champignons : c’était ici un endroit à cèpes.