— Après tout tu peux aller coucher chez Cécile. Le père peut revenir cette nuit, ivre comme toujours.
Dans le noir Martine attrapa sa veste et se dirigea vers la porte. Elle entra dans une autre nuit pleine d’air, de pluie et courut sur la grande route. Quelle heure pouvait-il bien être ? Et s’il était trop tard pour frapper chez Cécile ? Elle ne verrait l’heure que sur le cadran de l’église, et encore si le clair de lune venait dessus… Mais aux premières maisons du village elle sa rassura : Puisqu’il y avait encore de la lumière chez le père Malloire, il ne pouvait être bien tard. Les rues étaient vides, mais ici et là, c’était éclairé… chez le gazier, chez le notaire. L’horloge se mit à sonner. Dix heures ! C’était la limite… Martine arriva à la maison de la coiffeuse. Elle frappa à la fenêtre. La porte s’ouvrit et dans l’ombre apparut la coiffeuse :
— Martine… C’est à cette heure que tu viens ? Il n’y a rien de cassé ?[15]
— Maman m’a dit qu’elle aimait mieux que je file, vu que[16] le père allait venir ce soir.
— Bon… entre, ma fille.
II. MARTINE-PERDUE-DANS-LES-BOIS
Le père… On l’appelait le père, bien que Marie Vénin l’eût épousé quand elle avait déjà ses deux aînées, de pères différents et tous deux inconnus.
Le mariage était le résultat de tractations entre le curé du village et le maire. On disait que le maire était le père de l’aînée des gosses ; il était coureur, or, il y a quinze ans, il n’y a pas à dire, Marie était une fort belle fille, qui faisait courir les hommes.
Le maire obtint du Conseil municipal qu’on accordât à Marie un terrain au bout du village. Il était entendu qu’elle prendrait pour époux Pierre Peigner, le bûcheron.
Pierre Peigner était travailleur, bien qu’un peu porté sur le boisson[17]. Il accepta la femme avec les deux gosses. Il reconnut les deux aînées, tant il était épris de Marie, heureux d’avance de tout ce que la vie allait bientôt lui apporter d’inattendu, et le bien-être, et une femme bien à lui. Une femme qui ressemblait à une grande fleur de soleil, avec ses cheveux dorés autour d’un visage hâlé et rond. Elle était coquette, et si elle se lavait rarement, elle mettait une fleur dans ses cheveux jamais peignés, un collier autour du cou. Que pouvait-il rêver de mieux, Pierre Peigner, enfant de l’Assistance ?[18]
Pour commencer, il bâtit une cabane en vieilles planches, comme le font les bûcherons près d’une coupe de bois, le temps de la coupe[19]. Il se mit à défricher le terrain, à bêcher, à semer, à planter, et lorsque le maire, qui venait de temps en temps faire une petite visite aux jeunes mariés, lui a reproché que la cabane ne fût pas bien réjouissante à voir, Pierre Peigner lui dit avec indignation qu’il ne pouvait s’occuper de tout à la fois, que ce n’était là qu’un début, qu’il fallait lui laisser le temps de souffler, que tout allait être refait convenablement avec de jolies couleurs, que Marie planterait des fleurs, et que même, s’il voulait savoir, il y aurait un jet d’eau et une allée avec du gravier.
Il y avait de cela des années. La première fois que Pierre Peigner avait surpris Marie avec un homme, tout changea. Pierre comprit qu’il n’y avait rien à faire : il pouvait crier, sortir son couteau, lever et abattre les poings, rien n’aurait pu contrecarrer la passion que Marie avait pour les hommes.
Pierre allait coucher dans le bois, il buvait. Un beau jour il revint pour annoncer qu’il voulait divorcer. Ils divorcèrent au grand étonnement de tout le village où cela ne s’était jamais vu. Après quoi Pierre Peigner revint chez Marie et continua à travailler le bout de terrain et à rapporter à Marie l’argent qu’il gagnait ici et là. Mais il avait des idées sur l’honneur et il ne voulait pas que les gosses que Marie pourrait avoir portassent son nom.
La baraque en vieilles planches ne devint jamais une jolie maison, il n’y eut ni fleurs, ni jet d’eau, ni gravier… Mais dans cette cabane sans eau, ni lumière, avec les rats qui passaient sur les visages des dormeurs, Marie était heureuse.