Et pourtant, ce que Martine apprenait avec cette facilité surprenante ne l’intéressait point. D’une part, elle ne pouvait faire autrement que de retenir les choses qu’elle apprenait, elles lui collaient à la mémoire, et d’autre part, elle avait le goût du travail proprement fait, elle ne pouvait supporter les ratures, les pâtés d’encre, les coins retournés des cahiers, des livres lui faisaient mal. Les siens étaient si bien tenus qu’on les aurait crus tout neufs, sortant de la papeterie.
La maîtresse d’école était dans le pays depuis un quart de siècle, et elle permettait aux enfants Peigner et Vénin de faire leurs devoirs après la classe, à l’école, parce qu’elle ne connaissait que trop bien Marie et la cabane. Mais il y avait des moments où Marie disait aux gosses : « Vous rentrerez tantôt, qu’est-ce que c’est que ces façons de rester à l’école après la classe ! D’ici là que j’aille dire deux mots[27] à la maîtresse… » Alors, rentrée dans la baraque, Martine devenait embêtante : elle prenait toute la place sur la table, y étalait un vieux journal pour poser ses cahiers, et il ne fallait pas que les petits s’avisassent de la pousser, de faire trembler la table… Martine faisait régner la terreur, et si, elle, elle ne criait pas, elle avait la main aussi leste et aussi dure que la mère. Du reste, elle faisait ses devoirs en un clin d’œil[28] et se mettait aussitôt dans un coin à ne rien faire, yeux fermés, ou partait traîner dans les rues du village.
Ses cahiers et ses livres, elle les plaçait sur le haut du buffet où ils semblaient le plus en sécurité. Le jour où elle découvrit que les rats les avaient dans la nuit grignotés Martine ne dit rien. Elle posa les cahiers sur la table et les regarda. Mais lorsque les trois petites grenouilles, ses jeunes frères, curieux de constater ce que les rats avaient fait aux cahiers, grimpèrent sur le banc et la table et renversèrent dessus une bouteille d’huile, Martine devint folle à lier[29]. Elle criait, elle hurlait, tapait des pieds. C’était un extraordinaire déchaînement de désespoir et de rage. Enfin elle se jeta sur le lit de sa mère. Marie lui apporta un verre d’eau… Soudain, très calme, Martine se leva, prit ses cahiers et ses livres, déchirés, pleins de taches grasses, les déchira en petits morceaux et jeta le tout dans le feu de la cuisinière.
Elle qui n’était jamais en retard, elle arriva à l’école quand la classe avait commencé. Tout le monde la regardait : elle gagna sa place et dit calmement : « J’ai perdu mon cartable avec tous les livres et les cahiers… » Elle était pâle. La maîtresse soupçonnant quelque drame dans la cabane, dit simplement : « Bon, je suppose que ce n’est pas de ta faute… On tâchera de t’en procurer d’autres… Je continue la dictée… » La voisine de Martine, une petite blonde, Cécile Donzert, la fille de la coiffeuse, lui souffla : « Je t’en donnerai un, le cahier d’avant-guerre, un beau… viens à la maison après la classe… » Ce fut là le début d’une amitié pour la vie.
III. LES FONTS BAPTISMAUX[30] DU CONFORT MODERNE
Mme Donzert, la coiffeuse, n’accepta pas d’emblée que sa fille fréquentât la fille de Marie Vénin. Elle avait pourtant de la sympathie pour la petite Martine-perdue-dans-les-bois, depuis que celle-ci, encore avant-guerre, toute petite, était venue lui acheter une savonnette. Mme Donzert le lui avait, en fait, donné, ce savon à la violette que Martine avait longuement choisi, ce n’était pas avec les trois sous qu’elle lui tendait, qu’elle aurait pu acheter quoi que ce fût, mais c’était pain bénit[31] que d’introduire un savon dans la maison Marie Vénin. Seulement lorsqu’il s’agit d’accueillir cette fille devenue grande, chez soi, à la maison… Mme Donzert était une catholique fervente et une brave femme, elle pensa que c’était son devoir d’aider la fille d’une pécheresse — cette malheureuse enfant qui étudiait si bien — à devenir une femme honnête malgré le milieu dont elle sortait. Il n’y avait rien à craindre pour Cécile, la plus sage, la moins cachottière des fillettes. Ce premier soir, Mme Donzert avait donné à Martine le beau cahier d’avant-guerre que Cécile lui avait promis, et l’avait gardée à dîner. Martine avait alors onze.
Depuis, en trois ans, elle était devenue comme la fille adoptive de la maison. Et même elle appelait Mme Donzert : « M’man Donzert », ce qui lui était venu tout naturellement et exprimait bien leurs rapports…