« Nous en sommes à la troisième fois, pensait Martine, ça touche à la fin… Sainte Vierge, je n’en peux plus, je n’en peux plus… »
— Tu trouves cela peu de choses ? répondit le pêcheur. Qu’est-ce qui te manque donc ? Songe qu’après cela sera fini. Tu n’auras plus de poire pour la soif[209], quoi qu’il t’arrive, une maladie, un malheur… Et puis tu risques de passer pour indiscrète.
— J’ai réfléchi à tout cela, dit la femme du pêcheur, c’est pourquoi je souhaite que le poisson d’or vienne nous servir en personne… A peine avait-elle prononcé ces mots qu’un énorme bruit, avec éclairs et tonnerre, se fit autour d’eux, dans un ciel devenu noir ! Le monde se trouva plongé dans un état de catastrophe, les murs du palais s’écroulèrent, on avait cru que le ciel allait tomber sur la tête des hommes… La bombe atomique n’aurait pas fait mieux… Quand le pêcheur et sa femme ont pu se relever, une fois les éléments calmés[210], le silence revenu, ils se sont retrouvés dans leur cabane en planches et la lessiveuse rouillée remplie de vieilles loques…
M. Georges se leva :
— Là-dessus, fillette, je te dis bonsoir… Un enquêteur est venu nous voir. Il paraît que tu as acheté une cuisinière électrique et que les traites reviennent non payées. C’est Mme Denise qui a eu l’idée de donner notre adresse… Daniel n’est pas à Paris, par hasard ?
— Non, il n’est pas là.
— Alors je te dis bonsoir, répéta M. Georges, prenant ses gants et son chapeau dans la petite entrée. Martine ferma la porte derrière lui.
Des jours, des nuits… Des Heures, des minutes, des secondes. Le printemps. Daniel n’avait écrit qu’une seule fois. Une lettre d’une méchanceté… Il la prévenait ‘ bien à l’avance qu’il comptait passer ses vacances à la ferme. Son père avait besoin de lui. Martine pouvait se payer des vacances à crédit[211]. Cela se faisait maintenant…
A la porte d’Orléans, tout le monde était occupé par les fiançailles de Cécile avec Pierre Genesc.
Cette fois-ci, ça y était, ils allaient sûrement se marier. Comme Cécile avait eu raison de rester sage et d’envoyer promener son Jacques et les fiancés précédents ! Pierre Genesc était fait pour elle, sur mesure. Ils se ressemblaient même un peu, dès maintenant, quand d’habitude cela n’arrive qu’au bout de longues années, à des couples très unis. Pierre Genesc n’était pas grand — plus grand que Cécile tout de même ! Il avait le teint frais, les yeux bleus, très doux, des cheveux châtain-clair, qu’il portait assez longs, et, sans être gras, il remplissait bien ses vêtements. Il avait trente-huit ans, une situation confortable dans une société de matières plastiques : il venait d’être promu directeur de la succursale parisienne et détenait également des actions[212]. Cécile était heureuse. Elle portait sa bague de fiançailles avec un plaisir qui ne faiblissait pas.
Pierre envoyait à sa fiancée des fleurs, des chocolats, venait la prendre presque tous les soirs pour aller au théâtre ou pour dîner dans un bon restaurant. Il avait gardé les agréables habitudes du célibataire qui courtise une femme pour coucher avec elle. D’ailleurs il serait certainement resté célibataire s’il n’avait pas rencontré Cécile, il avait déjà pris quelques manies. Avec elle tout devait changer ! Le vieil appartement de ses parents, rue de Richelieu, morts tous les deux depuis bien des années, allait retrouver une nouvelle jeunesse. Pierre Genesc était heureux de ne pas l’avoir refait plus tôt, sa jeune femme l’arrangerait à son goût. Il avait déjà toutes les attentions d’un mari pour une femme beaucoup plus jeune que lui, et, c’est vrai que Cécile avec sa fragilité, semblait à côté de Pierre une enfant, quand il n’y avait entre eux que quatorze ans de différence.
Parfois les fiancés restaient toute la soirée avec M. Georges et M’man Donzert et on mangeait à la cuisine, sans cérémonies, entre soi. Pierre, on l’appelait déjà Pierre, était si heureux de se sentir en famille, lui si seul depuis si longtemps. On disait à Martine de venir, il n’y avait rien de changé, l’histoire de la chaîne d’or, on n’y pensait plus. Mais Martine n’y allait pas souvent, elle continuait à travailler chez des clients à domicile, rentrait tard, était fatiguée.