Ah, Madame, quelle soir ée que celle d’hier! Mon coeur se brise jusqu’en ce moment-si, malgré la contenance affectée que je tâchais de prendre… Soyez sincère et convenez que vous avez voulu m’humilier, et de quelle manière… Ce vin que vous me feriez à boire; non, plutôt un poison prompt et efficace qu’une goutte de ce vin, et le fatal je ne veux pas est parti de ma bouche. Oh! de quoi ne l’aurais-je racheté un moment après — j’ai été à la torture tout le reste du souper; je me suis cru perdu sans ressource dans votre esprit: un seul mot m’a rendu à la vie. C’est vous qui 1’avez prononcé, ce mot de grâce et de salut: j’ai vu que vous ne vous fâchiez plus et mes remords n’en étaient que plus puissants.
J ’ai été souvent victime de mes premiers mouvements: un emportement momentané avait coûté bien de larmes à ma mère, à la seule flemme qui aurait partagé avec vous, si elle vivait encore, les sentiments de tendresse et d’adora-tion que je vous voue maintenant sans partage. Et hier… ô que je voudrais perdre même le souvenir de cette soirée! à côté de moi 1’on m’insultait par un sourire infernal qui voulait dire:
Cependant j ’ai su me dompter. Dieu veuille lui pardonner comme je lui ai pardonné cette fois-ci.
Comment arrive-t-il, madame, que loin de vous je ne pense qu ’à vous? que lorsque je veux adresser un mot de compliment à une dame, votre nom est toujours sur mes lèvres? Que tout ce qui n’est pas vous, m’ennuie mortelle-ment? Hier j’ai été chez Izmaïloff; triste et rêveur, je ne disais que des mots sans suite. Arrive votre époux… et comme si quelque chose m’avait éléctrisé, je suis devenu gai et causeur; j’ai conçu l’espoir de vous revoir dans la soirée même.
Monsieur votre époux a eu la bonté de m’inviter à passer chez vous et je ne me le suis pas fait répéter une seconde fois; j’ai volé vers votre maison de sorte que j ’y suis arrivé, à pied, presqu’en même temps que la drochki de monsieur Ponomareff. Vainement je vous cherchais des yeux, vainement je rappe-lais ma gaîté; elle s’est envolée pour le reste de la soirée, et mon âme l’était aussi pour découvrir vos traces.
Adieu, madame! mon coeur n ’est pas encore à sa place: une inquiétude mortelle l’oppresse encore, Il se peut bien que vous n’avez pas tout-à-fait oub-lié ma faute; d ites-moi comment dois-je l’expier?