Ma matin ée d’hier s’est passée assez tranquillement. J’ai écrit ma pre-mière lettre à Madame après la reprise où je lui peins ma flamme. Elle est trop longue, cette lettre, et j’ai peur qu’elle ne l’ennuye: ennuyer une jolie personne ce serait pécher contre la nature. J’ai dû diner chez le Prince, mais je me pro-jettais d’aller chez elle tout de suite après diner. Voilà que la Princesse me prie de lui trouver dans la bibliothèque les livres qu’elle même n’a pas pu trouver. Je cache le mécontentement, qu’a produit sur moi une commission aussi intempestible, je cherche les livres et les trouve presque aussitôt. La princesse a été très aimable avec moi, je lui ai apporté dans son cabinet les livres qu’elle m’a demandés et elle m’a parlé des plaisirs que nous allions goûter à la campagne; pour trancher court, je lui ai repondu que j’aimerais au-tant rester en ville, vu que l’été ne permettais point d’être beau. Sur les cinq heures je suis parti pour aller à la campagne de Md P-ff.
J’y ai trouvé Lopès qui partit presque aussitôt, et le colonel Slatwinsky. Madame a été indisposée, elle a gagné une attaque de rheumatisme sur la ba-lançoire. Elle s’est un peu trouvée mal et s’est couchée, et moi je suis allé faire un tour de promenade. J’ai rencontré les deux Kotschubey qui s’en retournaient en ville de chez la Princesse Lobanoff; je les ai salu é en passant. Près de la campagne de Mr Dournoff, j’ai rencontré ses deux fils et Mr Dougoulz, j’ai causé avec eux et l’aide de camp m’a comblé d’honnêtetés; tous les deux à l’envi ils m’invitaient de passer chez eux, mais je me suis excusé! En rentrant j’y ai trouvé Izmaïloff; Madame était encore couchée; un moment après Andréef étant venu, elle l’a fait inviter à passer dans sa chambre, puis elle a voulu se lever et elle a crié de douleur. Je suis accouru pour l’aider si je le pouvais; et à l’aide de Mr Slatwinsky nous l’avons relevée. Elle a été très aimable avec tout le monde. Les autres étant partis, nous ne sommes restés au souper que moi et Izmaïloff. Elle a été d’une gaieté charmante. Après souper je suis entré dans sa chambre à coucher et je l’ai vu caresser le chien de Lopès. Que je l’enviais, ce chien. Je le lui avais dit plusieurs fois, enfin je me suis rapproché d’elle, je lui ai baisé la main avec ardeur et à plusieurs reprises: et en sortant je lui ai imprimé un baiser sur les lèvres; elle m’a aussi embrassé. Elle a voulu me retenir pour coucher à la campagne, mais je m’excusais sur l’impossibilité, vu que le prince avait à faire avec moi. Malgré tout cela elle m’a fait préparer le lit dans le salon, et elle-même arrangeait les oreillers de ce lit. Je n’ai pas pu y tenir, j’y aurais resté toute l’éternité, je me soumis en lui baisant la main… Hélas! faut-il me borner à cela? Je n’ai dormi que deux heu-res, après quatre heures du matin son chien qu’on a blamé dans la journée, est venu près de mon lit; il m’a reveillé, il était souffrant, et je ne peux pas voir souffrir un être quelconque, je ne dis pas déjà son chien. Je me suis levé, je l’ai pris dans mes bras et l’ai fait coucher sur mon lit que je lui ai cédé: pour ne point le toucher et lui faire mal, je me suis habillé et je partis pour retour-ner à la maison. La journée d’hier est une de celles dont je conserverai le plus doux souvenir. Quel prix ont à mes yeux ses moindres caresses, ses mots de bonté, ses plus petits soins de ma personne! Oh! si j’étais aimé en effet, com-me j’aurais su sentir toute l’étendu e de mon bonheur.