Hier nous avons livré les épisodes 1, 2 et 3, les premières réactions doivent arriver demain. Le n°4 est bien avancé, j'ai des suggestions à faire sur un neuvième personnage qu'il nous reste à créer. Je vois plutôt un homme d'âge mûr, reporter au long cours qui fait escale chez les Fresnel quand il passe à Paris. En revanche, je ne suis pas très fier d'un dialogue entre Mildred et Bruno, écrit à la va-vite cet après-midi.
– Je ne me suis plus lavée depuis trois jours pour sentir la femelle en rut.
L ambiance au sein de l'équipe est d'un calme inespéré. Quand il y a comme un différend dans l'air, nous attendons tous le petit vent frais qui vient balayer la menace d'un orage. Soit nous avons trop besoin d'argent, soit nous avons su laisser notre ego à la porte.
– Stanick a téléphoné, il veut que tu passes au bureau à 4 heures du matin.
– Tu ne pouvais pas le dire plus tôt!
Charlotte sait ricaner sur commande avec une rare conviction, une vraie performance de comédienne. Elle sait à quel point je déteste ça.
– Parce que en plus tu y crois! Le plus ridicule là-dedans, c'est que je ne peux même pas me confier à ma meilleure amie, je ne me vois pas en train de lui raconter que mon mec me trompe avec une Saga, qu'il rêve d'une Saga, et qu'il m'appelle Saga quand on fait l'amour.
– Tu charries, je n'ai jamais fait ça…
– Évidemment, on ne fait plus l'amour.
– Tout de suite, si tu veux…
– Chiche.
La chienne! Je savais qu'elle dirait ça.
– Note, on n'est pas obligés non plus.
– Marco…
J'aimerais autant éviter ce genre de conversation dans un restaurant. Pour une fois qu'on sort ensemble, bordel.
– Ça te dirait de venir visiter le bureau, amour? J'en profiterais pour relire un truc qui me chiffonne.
– Dis-moi que tu plaisantes…
– Ils nous ont livré une télé géante avec toutes les chaînes du câble.
– Ne me dis pas qu'il y a aussi un canapé et une machine à café.
– Bien sûr.
– Alors tu as tout ce qu'il faut pour y passer la nuit.
Elle se lève aussi sec et quitte le restaurant sans même un regard vers moi. La jalousie lui va tellement bien que pendant une seconde j'ai envie de la suivre.
Je n'aime pas me fâcher avec Charlotte mais ce sont pourtant les seuls moments où je réalise à quel point je suis dingue d'elle. Elle a ce genre de beauté qui laisse indifférent quatre-vingt-dix-huit hommes sur cent, mais qui fascine les deux qui restent. Je suis l'un d’eux et par chance, l'autre ne s'est jamais manifesté. D'ailleurs je ne comprends pas comment on a pu la laisser en paix jusqu'à notre rencontre.
Elle doit tourner le coin de la rue, cette garce.
Je me souviens même d'avoir éprouvé une étrange inquiétude la première fois que je l'ai regardée. Je me suis dit que si par malheur elle n'était pas libre, je consacrerais ma vie entière à la débauche sans jamais me lier à personne.
Elle entre dans la bouche du métro Saint-Sébastien.
Des bras rachitiques, des tâches de rousseur partout. Pour accentuer son côté feuille morte elle se teint les cheveux au henné et ne porte que des choses brunes. Des jambes splendides. C'est ce qu'elle a de mieux, les jambes. Elle le sait. Quand elle m'a proposé de vivre sous le même toit j'ai répondu oui, à condition qu'elle arrête de porter des minijupes. Elle m'a traité d'un tas de noms d'oiseaux mais j'ai obtenu gain de cause.
Elle doit monter dans une rame sans même regarder si je l'ai suivie.
Il n'est pas question que je lui coure après. Jalouse d'un feuilleton? Ridicule! Vingt fois je lui ai dit que Saga était la chance de ma vie mais cette folle refuse de comprendre. Je suis en train de devenir un scénariste, un vrai, et c'est tout ce que ça lui fait. Un scénariste, nom de Dieu! Si elle est un peu patiente, dans quelques mois, j'en serai un.
Les mains dans les poches, j'ai flâné dans la ville en me demandant ce que les trois autres pouvaient bien faire passé minuit. J'ai imaginé Mathilde entourée de roses rouges, plongée dans un roman à lire ou à écrire. Jérôme en train de réciter par cœur les dialogues le
Incapable de trouver la minuterie, je monte l'escalier dans le noir et longe un bout de couloir. Dans notre bureau, la télé scintille.
Nous la laissons allumée sans le son pendant toute la journée, et personne n'a pensé à l'éteindre en partant. Je tâtonne vers le canapé pour trouver la télécommande. Dans un clip assez sexy, une fille s'enveloppe de draps mouillés.
C'est là que ma main touche quelque chose de vivant. Je pousse un petit cri absurde et fais un bond en arrière.
– Excusez-moi…
Une silhouette que je discerne mal, recroquevillée dans le canapé. Je pousse le variateur de l'halogène à fond. Un jeune type me regarde avec des yeux de coupable. Les mêmes que ceux de Jérôme la première fois que je l'ai vu dans ce bureau.
– Qui êtes-vous?
– C'est mon frère… Il est au drugstore…
Il reste là, vautré dans le canapé, après avoir tenté une ou deux fois de se redresser.
– Vous vous appelez Durietz?
– Tristan.