– En tout cas, je tenais à vous remercier d'avoir créé Marie, Si je n'avais pas croisé sa route, rien ne me serait arrivé. C'était une formidable rencontre.
Quelque chose cloche. Jamais elle ne se serait manifestée dans l'unique but de nous remercier. Elle parle de son personnage comme d'une copine qu'on vient d'enterrer.
– Ça vous dirait un petit voyage de noces avec Walter? propose Jérôme. Rien que vous deux, sans les gosses, pendant un ou deux épisodes?
Elle sent qu'il est sincère et se fend d'un sourire, mais le cœur n'y est pas.
– Je suis venu vous demander de la supprimer.
– …
– Pas forcément la tuer. Je l'estime trop pour ça. Juste la faire… disparaître.
On sent que ce «supprimer» et ce «disparaître» ont été soigneusement choisis. Jérôme les répète une dizaine de fois en variant le ton, pour démasquer ce qu'ils cachent. Avec des gestes désordonnés, elle sort de son grand sac en cuir un manuscrit qu'elle nous tend comme le Saint-Sacrement. Ça s'appelle
– Un premier film d'un jeune réalisateur allemand, il a vu un épisode de Saga et veut me donner le premier rôle. Lisez-le et vous comprendrez. Je ferais une folie en l'acceptant et une bien pire si je le refusais.
– La Saga est bientôt terminée, dans deux mois vous êtes libre. Votre petit Orson Welles peut bien attendre jusque-là.
– Le tournage a déjà commencé, à Dusseldorf. Pour l’instant, tourne toutes les scènes sans l'héroïne, mais si je ne me décide pas, il donne le rôle à une autre.
Pour elle c'est un conte de fées et pour nous un cauchemar. Supprimer Marie serait comme arracher la seule dent saine d'une mâchoire qui se déchausse. Je lui demande ce qu'en pense Séguret.
– Il n'est au courant de rien. Séguret est un tueur et sa chaîne est coproductrice du film de Hans. Il lui suffirait d'un coup de fil pour m'empêcher d'avoir le rôle.
Et pour couronner le tout, elle fond en larmes, sans sommations. De vraies larmes. J'attrape les serviettes en papier qui entourent les sandwichs pour les tendre à la star.
– Ne te laisse pas impressionner, Marco! C'est une comédienne, bordel! C'est son métier de chialer sur commande! Elle est rusée, Madame Sparadrap, elle veut quitter la série avec les cuisses propres, tout ça parce qu'elle se prend pour Marlène Dietrich! Le genre à te marcher sur la tête pour avoir un gros plan.
Je ne sais pas qui a raison. Tristan, l'homme le plus discret du monde, entre dans le bureau et clopine vers son canapé sans faire attention à rien. Quelques secondes plus tard il se redresse, les yeux écarquillés, et hurle:
– MADAME SPARADRAP?
Ce qui porte à son comble la crise de larmes de notre visiteuse. Agacé par le bruit, je décroche le téléphone et compose un numéro.
– Allô? Oui, je sais qu'il est tard mais c'est pour une urgence.
Un quart d'heure plus tard, la cellule de crise est réunie. Mathilde et Louis ont vite compris de quoi il s'agissait. Bizarrement, aucun des deux ne cherche à remettre en question le départ d'Elisabetn Réa. Mathilde trouve ça
– Un suicide au gaz qui fait péter tout l'immeuble? Une défenestration? Ou… on la fait passer sous un rouleau compresseur, façon Tex Avery.
Dans son coin, Elisabeth Réa hausse les épaules et tire un énième Kleenex de la boîte que j'ai volée chez Prima.
– Quelqu'un se souvient du feuilleton
– Allison! dit Tristan qui ne perd rien de la séance. Elle a disparu d'un épisode à l'autre et personne n'a jamais su pourquoi.
Si, on a su, mais longtemps après. Allison était le pilier de l'histoire mais tout a basculé le jour où Mia Farrow a rencontré Frank Sinatra qui jouait sur le plateau d'à côté. Sans prévenir personne, elle a fait ses bagages et l'a suivi. Elisabeth Réa n'est pas la première.
– Comment les scénaristes s'en sont-ils sortis? demande Mathilde.