D’ailleurs, en plus du pain quotidien, nous avions encore une autre raison qui nous obligeait à faire des recettes aussi grosses que possible. Je n’avais pas oublié ce que mère Barberin m’avait dit quand elle m’avait assuré qu’avec toutes mes richesses je ne pourrais jamais la rendre plus heureuse que je ne l’avais fait avec ma pauvreté, et je voulais que ma petite Lise fût heureuse comme l’avait été mère Barberin. Assurément je partagerais ma richesse avec Lise, cela ne faisait pas de doute, au moins pour moi, mais en attendant, mais avant que je fusse riche, je voulais porter à Lise un cadeau acheté avec l’argent que j’aurais gagné, – le cadeau de la pauvreté.
Ce fut une poupée que nous achetâmes à Decize et qui, par bonheur, coûtait moins cher qu’une vache.
De Decize à Dreuzy nous n’avions plus qu’à nous hâter, ce que nous fîmes, car à l’exception de Châtillon-en-Bazois nous ne trouvions sur notre route que de pauvres villages, où les paysans n’étaient pas disposés à prendre sur leur nécessaire, pour être généreux avec des musiciens dont ils n’avaient pas souci.
À partir de Châtillon nous suivîmes les bords du canal, et ces rives boisées, cette eau tranquille, ces péniches qui s’en allaient doucement traînées par des chevaux me reportèrent au temps heureux où, sur le
Comme nous étions à l’automne, nos journées de marche étaient moins longues que dans l’été, et nous prenions nos dispositions pour arriver autant que possible dans les villages où nous devions coucher, avant que la nuit fût tout à fait tombée. Cependant bien que nous eussions forcé le pas, surtout dans la fin de notre étape, nous n’entrâmes à Dreuzy qu’à la nuit noire.
Pour arriver chez la tante de Lise, nous n’avions qu’à suivre le canal, puisque le mari de tante Catherine, qui était éclusier, demeurait dans une maison bâtie à côté même de l’écluse dont il avait la garde ; cela nous épargna du temps, et nous ne tardâmes pas à trouver cette maison, située à l’extrémité du village, dans une prairie plantée de hauts arbres qui de loin paraissaient flotter dans le brouillard.
Mon cœur battait fort en approchant de cette maison dont la fenêtre était éclairée par la réverbération d’un grand feu qui brûlait dans la cheminée, en jetant de temps en temps des nappes de lumière rouge, qui illuminaient notre chemin.
Lorsque nous fûmes tout près de la maison, je vis que la porte et la fenêtre étaient fermées, mais par cette fenêtre qui n’avait ni volets ni rideaux, j’aperçus Lise à table, à côté de sa tante, tandis qu’un homme, son oncle sans doute, placé devant elle, nous tournait le dos.
– On soupe, dit Mattia, c’est le bon moment. Mais je l’arrêtai de la main sans parler, tandis que de l’autre je faisais signe à Capi de rester derrière moi silencieux.
Puis dépassant la bretelle de ma harpe, je me préparai à jouer.
– Ah ! oui, dit Mattia à voix basse, une sérénade, c’est une bonne idée.
– Non pas toi, moi tout seul.
Et je jouai les premières notes de ma chanson napolitaine, mais sans chanter, pour que ma voix ne me trahît pas.
En jouant, je regardais Lise : elle leva vivement la tête, et je vis ses yeux lancer comme un éclair.
Je chantai.
Alors, elle sauta à bas de sa chaise, et courut vers la porte ; je n’eus que le temps de donner ma harpe à Mattia, Lise était dans mes bras.
On nous fit entrer dans la maison, puis après que tante Catherine m’eut embrassé, elle mit deux couverts sur la table.
Mais alors, je la priai d’en mettre un troisième.
– Si vous voulez bien, dis-je, nous avons une petite camarade avec nous.
Et de mon sac, je tirai notre poupée, que j’assis sur la chaise qui était à côté de celle de Lise.
Le regard que Lise me jeta, je ne l’ai jamais oublié, et je le vois encore.
XI
Barberin.
Si je n’avais pas eu hâte d’arriver à Paris, je serais resté longtemps, très-longtemps avec Lise ; nous avions tant de choses à nous dire, et nous pouvions nous en dire si peu avec le langage que nous employions.