Lise avait à me raconter son installation à Dreuzy, comment elle avait été prise en grande amitié par son oncle et sa tante, qui, des cinq enfants qu’ils avaient eus, n’en avaient plus un seul, malheur trop commun dans les familles de la Nièvre, où les femmes abandonnent leurs propres enfants pour être nourrices à Paris ; – comment ils la traitaient comme leur vraie fille ; comment elle vivait dans leur maison, quelles étaient ses occupations, quels étaient ses jeux et ses plaisirs : la pêche, les promenades en bateau, les courses dans les grands bois, qui prenaient presque tout son temps, puisqu’elle ne pouvait pas aller à l’école.
Et moi, de mon côté, j’avais à lui dire tout ce qui m’était arrivé depuis notre séparation, comment j’avais failli périr dans la mine où Alexis travaillait, et comment, en arrivant chez ma nourrice, j’avais appris que ma famille me cherchait, ce qui m’avait empêché d’aller voir Étiennette comme je le désirais.
Bien entendu, ce fut ma famille qui tint la grande place dans mon récit, ma famille riche, et je répétai à Lise ce que j’avais déjà dit à Mattia, insistant surtout sur mes espérances de fortune qui, se réalisant, nous permettraient à tous d’être heureux : son père, ses frères, elle, surtout elle.
Lise, qui n’avait point acquis la précoce expérience de Mattia, et qui, heureusement pour elle, n’avait point été à l’école des élèves de Garofoli, était toute disposée à admettre que ceux qui étaient riches n’avaient qu’à être heureux en ce monde, et que la fortune était un talisman qui, comme dans les contes de fées, donnait instantanément tout ce qu’on pouvait désirer. – N’était-ce point parce que son père était pauvre, qu’il avait été mis en prison, et que la famille avait été dispersée ! Que ce fût moi qui fusse riche, que ce fût elle, peu importait ; c’était même chose, au moins quant au résultat ; nous étions tous heureux, et elle n’avait souci que de cela : tous réunis, tous heureux.
Ce n’était pas seulement à nous entretenir devant l’écluse, au bruit de l’eau qui se précipitait par les vannes, que nous passions notre temps, c’était encore à nous promener tous les trois, Lise, Mattia et moi ; ou plus justement tous les cinq, car M. Capi et mademoiselle la poupée étaient de toutes nos promenades.
Mes courses à travers la France avec Vitalis pendant plusieurs années et avec Mattia en ces derniers mois m’avaient fait parcourir bien des pays : je n’en avais vu aucun d’aussi curieux que celui au milieu duquel nous nous trouvions en ce moment ; des bois immenses, de belles prairies, des rochers, des collines, des cavernes, des cascades écumantes, des étangs tranquilles, et dans la vallée étroite, aux coteaux escarpés de chaque côté, le canal, qui se glissait en serpentant. C’était superbe : on n’entendait que le murmure des eaux, le chant des oiseaux ou la plainte du vent dans les grands arbres. Il est vrai que j’avais trouvé aussi quelques années auparavant que la vallée de la Bièvre était jolie. Je ne voudrais donc pas qu’on me crût trop facilement sur parole. Ce que je veux dire, c’est que partout où je me suis promené avec Lise, où nous avons joué ensemble, le pays m’a paru posséder des beautés et un charme, que d’autres plus favorisés peut-être n’avaient pas à mes yeux : j’ai vu ce pays avec Lise et il est resté dans mon souvenir éclairé par ma joie.
Le soir nous nous asseyions devant la maison quand il ne faisait pas trop humide, devant la cheminée quand le brouillard était épais, et pour le plus grand plaisir de Lise, je lui jouais de la harpe. Mattia aussi jouait du violon ou du cornet à piston, mais Lise préférait la harpe, ce qui ne me rendait pas peu fier ; au moment de nous séparer pour aller nous coucher, Lise me demandait ma chanson napolitaine, et je la lui chantais.
Cependant, malgré tout, il fallut quitter Lise et ce pays pour se remettre en route.
Mais pour moi ce fut sans trop de chagrin ; j’avais si souvent caressé mes rêves de richesses, que j’en étais arrivé à croire, non pas que je serais riche un jour, mais que j’étais riche déjà, et que je n’avais qu’à former un souhait pour pouvoir le réaliser dans un avenir prochain, très-prochain, presque immédiat.
Mon dernier mot à Lise (mot non parlé bien entendu mais exprimé) fera mieux que de longues explications comprendre combien sincère j’étais dans mon illusion.
– Je viendrai te chercher dans une voiture à quatre chevaux, lui dis-je.
Et elle me crut, si bien que de la main elle fit signe de claquer les chevaux : elle voyait assurément la voiture, tout comme je la voyais moi-même.