Et malgré la peur de Mattia, je me mis en route n’ayant nullement peur moi-même.
De qui, de quoi, aurais-je eu peur ? Que pouvait-on demander à un pauvre diable comme moi ?
Cependant si je ne me sentais pas dans le cœur le plus léger sentiment d’effroi, je n’en étais pas moins très-ému : c’était la première fois que j’étais vraiment seul, sans Capi, sans Mattia, et cet isolement m’oppressait en même temps que les voix mystérieuses de la nuit me troublaient : la lune aussi qui me regardait avec sa face blafarde m’attristait.
Malgré ma fatigue, je marchai vite et j’arrivai à la fin à l’auberge du Gros-Chêne ; mais j’eus beau chercher nos voitures, je ne les trouvai point ; il y avait deux ou trois misérables carrioles à bâche de toile, une grande baraque en planche et deux chariots couverts d’où sortirent des cris de bêtes fauves quand j’approchai ; mais les belles voitures aux couleurs éclatantes de la famille Driscoll, je ne les vis nulle part.
En tournant autour de l’auberge, j’aperçus une lumière qui éclairait une imposte vitrée, et pensant que tout le monde n’était pas couché, je frappai à la porte : l’aubergiste à mauvaise figure que j’avais remarqué la veille, m’ouvrit lui-même, et me braqua en plein visage la lueur de sa lanterne ; je vis qu’il me reconnaissait, mais au lieu de me livrer passage, il mit sa lanterne derrière son dos, regarda autour de lui, et écouta durant quelques secondes.
– Vos voitures sont parties, dit-il, votre père a recommandé que vous le rejoigniez à Lewes sans perdre de temps, et en marchant toute la nuit. Bon voyage !
Et il me ferma la porte au nez, sans m’en dire davantage.
Depuis que j’étais en Angleterre j’avais appris assez d’anglais pour comprendre cette courte phrase ; pourtant il y avait un mot et le plus important, qui n’avait pas de sens pour moi :
D’ailleurs aurais-je su où était Lewes, que ne je pouvais pas m’y rendre tout de suite en abandonnant Mattia ; je devais donc retourner au champ de course, si fatigué que je fusse.
Je me remis en marche et une heure et demie après je me couchais sur une bonne botte de paille à côté de Mattia, dans la voiture de Bob, et en quelques paroles je lui racontais ce qui s’était passé, puis je m’endormais mort de fatigue.
Quelques heures de sommeil me rendirent mes forces et le matin je me réveillai prêt à partir pour Lewes, si toutefois Mattia, qui dormait encore, pouvait me suivre.
Sortant de la voiture, je me dirigeai vers notre ami Bob qui, levé avant moi, était occupé à allumer son feu ; je le regardais, couché à quatre pattes, et soufflant de toutes ses forces sous la marmite, lorsqu’il me sembla reconnaître Capi conduit en laisse par un policeman.
Stupéfait, je restai immobile, me demandant ce que cela pouvait signifier ; mais Capi qui m’avait reconnu avait donné une forte secousse à la laisse qui s’était échappée des mains du policeman ; alors en quelques bonds il était accouru à moi et il avait sauté dans mes bras.
Le policeman s’approcha :
– Ce chien est à vous, n’est-ce pas ? me demanda-t-il.
– Oui.
– Eh bien je vous arrête.
Et sa main s’abattit sur mon bras qu’elle serra fortement.
Les paroles et le geste de l’agent de police avaient fait relever Bob ; il s’avança :
– Et pourquoi arrêtez-vous ce garçon ? demanda-t-il.
– Êtes-vous son frère ?
– Non, son ami.
– Un homme et un enfant ont pénétré cette nuit dans l’église Saint-Georges par une haute fenêtre et au moyen d’une échelle ; ils avaient avec eux ce chien pour leur donner l’éveil si on venait les déranger ; c’est ce qui est arrivé ; dans leur surprise, ils n’ont pas eu le temps de prendre le chien avec eux en se sauvant par la fenêtre, et celui-ci ne pouvant pas les suivre, a été trouvé dans l’église ; avec le chien, j’étais bien sûr de découvrir les voleurs et j’en tiens un ; où est le père, maintenant ?
Je ne sais si cette question s’adressait à Bob ou à moi ; je n’y répondis pas, j’étais anéanti.
Et cependant je comprenais ce qui s’était passé ; malgré moi je le devinais : ce n’était pas pour garder les voitures que Capi m’avait été demandé, c’était parce que son oreille était fine et qu’il pourrait avertir ceux qui seraient en train de voler dans l’église ; enfin ce n’était pas pour le seul plaisir d’aller coucher à l’auberge du Gros-Chêne, que les voitures étaient parties à la nuit tombante ; si elles ne s’étaient pas arrêtées dans cette auberge, c’était parce que le vol ayant été découvert, il fallait prendre la fuite au plus vite.
Mais ce n’était pas aux coupables que je devais penser, c’était à moi ; quels qu’ils fussent, je pouvais me défendre, et sans les accuser prouver mon innocence ; je n’avais qu’à donner l’emploi de mon temps pendant cette nuit.