– Ce n’est pas cela que je veux. Je veux que nous retournions en France. Je t’ai toujours dit qu’il arriverait une catastrophe ; je te le dis encore, et je sens qu’elle ne tardera pas. Comprends donc qu’il y aura des gens de police qui, un jour ou l’autre, voudront savoir comment master Driscoll vend ses marchandises à si bas prix ; alors qu’arrivera-t-il ?
– Mattia, je t’en prie…
– Puisque tu ne veux pas voir, il faut bien que je voie pour toi ; il arrivera qu’on nous arrêtera tous, même toi, même moi, qui n’avons rien fait. Comment prouver que nous n’avons rien fait ? Comment nous défendre ? N’est-il pas vrai que nous mangeons le pain payé avec l’argent de ces marchandises ?
Cette idée ne s’était jamais présentée à mon esprit, elle me frappa comme un coup de marteau qu’on m’aurait asséné sur la tête.
– Mais nous gagnons notre pain, dis-je, en essayant de me défendre, non contre Mattia, mais contre cette idée.
– Cela est vrai, répondit Mattia, mais il est vrai aussi que nous sommes associés avec des gens qui ne gagnent pas le leur. C’est là ce qu’on verra, et l’on ne verra que cela. Nous serons condamnés comme ils le seront eux-mêmes. Cela me ferait grande peine d’être condamné comme voleur, mais combien plus encore cela m’en ferait-il que tu le fusses. Moi, je ne suis qu’un pauvre misérable, et je ne serai jamais que cela ; mais toi, quand tu auras retrouvé la famille, ta vraie famille, quel chagrin pour elle, quelle honte pour toi, si tu as été condamné. Et puis ce n’est pas quand nous serons en prison que nous pourrons chercher ta famille et la découvrir. Ce n’est pas quand nous serons en prison que nous pourrons avertir madame Milligan de ce que M. James Milligan prépare contre Arthur. Sauvons-nous donc pendant qu’il en est temps encore.
– Sauve-toi.
– Tu dis toujours la même bêtise ; nous nous sauverons ensemble ou nous serons pris ensemble ; et quand nous le serons, ce qui ne tardera pas, tu auras la responsabilité de m’avoir entraîné avec toi, et tu verras si elle te sera légère. Si tu étais utile à ceux auprès de qui tu t’obstines à rester, je comprendrais ton obstination ; cela serait beau ; mais tu ne leur es pas du tout indispensable ; ils vivaient bien, ils vivront bien sans toi. Partons au plus vite.
– Eh bien ! laisse-moi encore quelques jours de réflexion, et puis nous verrons.
– Dépêche-toi. L’ogre sentait la chair fraîche, moi je sens le danger.
Jamais les paroles, les raisonnements, les prières de Mattia ne m’avaient si profondément troublé, et quand je me les rappelais, je me disais que l’irrésolution dans laquelle je me débattais était lâche et que je devais prendre un parti en me décidant enfin à savoir ce que je voulais.
Les circonstances firent ce que de moi-même je n’osais faire.
Il y avait plusieurs semaines déjà que nous avions quitté Londres, et nous étions arrivés dans une ville aux environs de laquelle devaient avoir lieu des courses. En Angleterre les courses de chevaux ne sont pas ce qu’elles sont en France, un simple amusement pour les gens riches qui viennent voir lutter trois ou quatre chevaux, se montrer eux-mêmes, et risquer en paris quelques louis ; elles sont une fête populaire pour la contrée, et ce ne sont point les chevaux seuls qui donnent le spectacle, sur la lande ou sur les dunes qui servent d’hippodrome, arrivent quelquefois plusieurs jours à l’avance des saltimbanques, des bohémiens, des marchands ambulants qui tiennent là une sorte de foire : nous nous étions hâtés pour prendre notre place dans cette foire, nous comme musiciens, la famille Driscoll, comme marchands.
Mais au lieu de venir sur le champ de course, mon père s’était établi dans la ville même où sans doute il pensait faire de meilleures affaires.
Arrivés de bonne heure et n’ayant pas à travailler à l’étalage des marchandises, nous allâmes, Mattia et moi, voir le champ de course qui se trouvait situé à une assez courte distance de la ville, sur une bruyère : de nombreuses tentes étaient dressées, et de loin on apercevait çà et là des petites colonnes de fumée qui marquaient la place et les limites du champ de course : nous ne tardâmes point à déboucher par un chemin creux sur la lande aride et nue en temps ordinaire, mais où ce soir-là on voyait des hangars en planches dans lesquels s’étaient installés des cabarets et même des hôtels, des baraques, des tentes, des voitures ou simplement des bivacs autour desquels se pressaient des gens en haillons pittoresques.