Cela doit être charmant d’entendre ainsi de la musique, la nuit dans son lit, quand on est bien enveloppé dans une bonne couverture, sous un chaud édredon ; mais pour nous dans les rues il n’y a ni couverture, ni édredon : il faut jouer cependant, bien que les doigts s’engourdissent, à moitié gelés ; s’il y a des ciels de coton, où le brouillard nous pénètre de son humidité, il y a aussi des ciels d’azur et d’or où la bise du Nord nous glace jusqu’aux os ; il n’y en a pas de doux et de cléments ; ce temps de Noël nous fut cruel, et cependant pas une seule nuit pendant trois semaines nous ne manquâmes de sortir.
Combien de fois avant que les boutiques fussent tout à fait fermées, nous sommes-nous arrêtés devant les marchands de volailles, les fruitiers, les épiciers, les confiseurs : oh ! les belles oies grasses ! les grosses dindes de France ! les blancs poulets ! Voici des montagnes d’oranges et de pommes, des amas de marrons et de pruneaux ! Comme ces fruits glacés vous font venir l’eau à la bouche !
Il y aura des enfants bien joyeux, et qui tout émus de gourmandises se jetteront dans les bras de leurs parents.
Et en imagination tout en courant les rues, pauvres misérables que nous sommes, nous voyions ces douces fêtes de famille, aussi bien dans le manoir aristocratique que dans la chaumière du pauvre.
Gai Noël pour ceux qui sont aimés.
XIX
Les peurs de Mattia.
M. James Milligan ne parut pas cour du Lion-Rouge, ou tout au moins, malgré notre surveillance, nous ne le vîmes point.
Après les fêtes de Noël, il fallut sortir dans la journée, et nos chances diminuèrent ; nous n’avions guère plus d’espérance que dans le dimanche ; aussi restâmes-nous bien souvent à la maison, au lieu d’aller nous promener en cette journée de liberté, qui aurait pu être une journée de récréation.
Nous attendions.
Sans dire tout ce qui nous préoccupait, Mattia s’était ouvert à son ami Bob et lui avait demandé s’il n’y avait pas des moyens pour trouver l’adresse d’une dame Milligan, qui avait un fils paralysé, ou même tout simplement celle de M. James Milligan. Mais Bob avait répondu qu’il faudrait savoir quelle était cette dame Milligan et aussi quelle était la profession ou la position sociale de M. James Milligan, attendu que ce nom de Milligan était porté par un certain nombre de personnes à Londres et un plus grand nombre encore en Angleterre.
Nous n’avions pas pensé à cela. Pour nous il n’y avait qu’une madame Milligan, qui était la mère d’Arthur, et qu’un monsieur James Milligan, qui était l’oncle d’Arthur.
Alors Mattia recommença à me dire que nous devions retourner en France, et nos discussions reprirent de plus belle.
– Tu veux donc renoncer à trouver madame Milligan ? lui disais-je.
– Non, assurément, mais il n’est pas prouvé que madame Milligan soit encore en Angleterre.
– Il ne l’est pas davantage qu’elle soit en France.
– Cela me paraît probable ; puisque Arthur a été malade, sa mère a dû le conduire dans un pays où le climat est bon pour son rétablissement.
– Ce n’est pas en France seulement qu’on trouve un bon climat pour la santé.
– C’est en France qu’Arthur a guéri déjà une fois, c’est en France que sa mère a dû le conduire de nouveau, et puis je voudrais te voir partir d’ici.
Telle était ma situation, que je n’osais demander à Mattia pourquoi il voudrait me voir partir d’ici : j’avais peur qu’il me répondît ce que précisément je ne voulais pas entendre.
– J’ai peur, continuait Mattia, allons-nous-en ; tu verras qu’il nous arrivera quelque catastrophe, allons-nous-en.
Mais bien que les dispositions de ma famille n’eussent pas changé à mon égard, bien que mon grand-père continuât à cracher furieusement de mon côté, bien que mon père ne m’adressât que quelques mots de commandement, bien que ma mère n’eût jamais eu un regard pour moi, bien que mes frères fussent inépuisables à inventer de mauvais tours pour me nuire, bien qu’Annie me témoignât son aversion dans toutes les occasions, bien que Kate n’eût d’affection que pour les sucreries que je lui rapportais, je ne pouvais me décider à suivre le conseil de Mattia, pas plus que je ne pouvais le croire lorsqu’il affirmait que je n’étais pas le « fils de master Driscoll » : douter, oui je le pouvais, je ne le pouvais que trop ; mais croire fermement que j’étais ou n’étais pas un Driscoll, je ne le pouvais point.
Le temps s’écoula lentement, bien lentement, mais enfin les jours s’ajoutèrent aux jours, les semaines aux semaines, et le moment arriva où la famille devait quitter Londres pour parcourir l’Angleterre.
Les deux voitures avaient été repeintes, et on les avait chargées de toutes les marchandises qu’elles pouvaient contenir, et qu’on vendrait pendant la belle saison.